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à l’autre, ou de la terre à la lune ; il a diverti la curiosité des auditeurs et la laisse en éveil, avide d’écouter le chant qui vient après. C’est encore par l’action plutôt que par le discours qu’éclate le pathétique et la passion portée à son comble, comme chez Roland, par des merveilles d’extravagance qui bouleversent la nature entière. La tendresse, la volupté sont toujours égayées d’un rayon d’ironie. Angélique, la vierge altière qui a dédaigné les rois et les guerriers chrétiens, se donne à un enfant « aux yeux de jais, aux cheveux d’or », à un page sarrasin. Tous les hasards de la vie héroïque sont disposés pour la joie moqueuse du poète et de son cercle. Le vieux moyen âge est inventé de nouveau pour l’amusement d’un monde lettré qui ne prend plus au sérieux que les temps antiques ; ses prouesses les plus hautes tournent à la comédie. Morgante, d’un coup de son battant de cloche, écrase des armées. Le bon sens de Roland a passé dans une fiole de cristal aux mains de saint Jean. Mais plus est fou le neveu de Charlemagne, plus il vit d’une façon grandiose. Et plus les légendes chevaleresques s’embrouillent dans une obscure confusion, plus magnifique est le spectacle de ces traditions rajeunies, grand fleuve de poésie dont les eaux miroitantes réfléchissent la terre entière, cités bourdonnantes couronnées de campaniles ou de minarets, champs de bataille, plaines mornes du désert, îles enchantées tout empourprées d’aurore, profondes forêts aux clairières lumineuses, embaumées d’aubépines et de verveine.

La littérature historique de l’Italie s’est portée vers l’observation pénétrante de l’homme individuel, du grand homme, revêtu de gloire, étudié non seulement dans les actes de sa vie politique, mais dans les traits de son caractère intime. Notre moyen âge ne nous avait laissé qu’un caractère bien individuel, le saint Louis de Joinville. Les historiens et les biographes italiens, dès le XIVe siècle, ont tracé des portraits d’une grande valeur à la fois pittoresque et psychologique. Voyez, en Dino Compagni, Dino Pecora, le boucher démagogue de Florence, « grand de corps, hardi, effronté et grand charlatan », qui persuadait « aux seigneurs élus qu’ils l’étaient grâce à lui et promettait des places à beaucoup de citoyens ». Voici trois figures de Dante plus vigoureuses que la fresque même de Giotto : « philosophe hautain et dédaigneux », dit Jean Villani ; « d’âme altière et dédaigneuse », dit Boccace ; « il était, écrit Philippe Villani, d’une âme très haute et inflexible et haïssait les lâches ». Ce dernier écrivain a composé toute une galerie des hommes les plus marquants de Florence, théologiens, juristes, capitaines, astrologues, artistes. Jusqu’à Vasari, le portrait historique et la biographie privée persisteront chez les Florentins ; les grands historiens, Machiavel, Guichardin, Varchi, les ambassadeurs mettront toujours en lumière les