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et de Forli, qu’il avait conquises, le sacré-collège l’attendait à la place du Peuple : précédé de l’armée, des pages, des gentilshommes, entouré des cardinaux en robes rouges, à cheval, vêtu de velours noir, il marcha au milieu d’une foule immense qui applaudissait. Les femmes riaient en voyant passer le fils du pape, si charmant « avec ses cheveux blonds. » Quand il arriva au Saint-Ange, le canon tonna. Alexandre, fort ému, se tenait, avec ses prélats, dans la salle du Trône ; à la vue de son fils qui s’avançait, porté vers lui dans les bras de l’église, lacrimavit et risit, dit l’ambassadeur vénitien : il rit et pleura à la fois. C’était de joie seulement et d’orgueil qu’il pleurait. Un seul homme alors, Laurent de Médias, eut, dans ses Poésies carnavalesques, le sentiment mélancolique d’une fin prochaine de la fête et d’un retour de la fortune : « Réjouissez-vous aujourd’hui, dit-il, car demain est un grand mystère. »


V

Une civilisation complète, véritable œuvre d’art, avait ainsi été créée par la conscience d’une race affranchie des entraves séculaires de l’âme humaine. Mais une multitude d’efforts individuels dirigés contre un ensemble de traditions trouvent difficilement en eux-mêmes leur mesure. La renaissance, comme tant d’autres révolutions, devait périr par l’excès de son propre principe. Les derniers chapitres de Burckhardt sur la moralité, la religion et la superstition, font comprendre la décadence rapide de l’Italie, mais ne donnent pas assez clairement la théorie de cette décadence. Le docte écrivain avait fermé définitivement le chapitre d’histoire politique et sociale : ici encore, il laisse deviner une conclusion qu’il n’a point exprimée ; mais sa doctrine est si forte qu’il suffit, pour la compléter, de lui demeurer fidèle.

Les destinées de la poésie et de la peinture ont été diverses : la première s’est arrêtée brusquement, la seconde, toujours religieuse en apparence, et conservée par l’église, a passé par toutes les phases d’un lent déclin. C’est l’ironie qui a tué la poésie. L’ironie, employée par de grands poètes, avait transformé la matière chevaleresque, mais ne l’avait point détruite ; le goût des grandes choses, le respect littéraire du passé, un sentiment exquis de l’idéal avaient sauvé les souvenirs de Charlemagne ; Roland et les douze pairs pouvaient être fous, ils ne furent jamais petits ni ridicules. Tout à coup, du vivant de l’Arioste, en 1526, la parodie de Teofilo Folengo, l’Orlandino, fit une blessure mortelle à l’épopée héroï-comique. Roland et, avec lui, tout le monde des Reali di Francia, toutes les légendes