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que chaque audition nouvelle est une révélation. J’en ai fait récemment l’expérience à Zurich pendant les fêtes du bicentenaire de Bach. Zurich est une des villes de Suisse où la musique est cultivée avec amour. Ses sociétés chorales réunies peuvent mettre en ligne quatre cents chanteurs et un orchestre de cent vingt musiciens. La salle de la Tonhalle, de dimensions relativement restreintes, est d’une bonne sonorité et possède un orgue excellent. Le chef d’orchestre, M. Frédéric Hégar, représente dans son pays l’une des deux écoles rivales qui divisent l’Allemagne sur l’interprétation du chef-d’œuvre de la musique sacrée. A Bâle, M. Volkland tient pour le caractère strictement religieux ; à Zurich, la tendance est plus dramatique et plus conforme, à mon sens, à la pensée du maître. Chaque année, M. Hégar dirige la Passion, avec le concours des premiers chanteurs de L’Allemagne : le célèbre ténor Volgl de Munich, le baryton Liessmann, de Hambourg, et Mme Müller-Bachi, de Dresde. A l’attrait d’une exécution hors ligne se joignait pour moi le vif désir de comparer mes propres impressions avec celles d’un public qui connaît l’œuvre de longue date. Cette petite curiosité devait être complètement déçue. En pays protestant, toute salle où l’on exécute la Passion devient, selon le mot de Mendelssohn, une manière de temple. Les plus légères manifestations y sembleraient déplacées. Défense non-seulement de bisser, mais d’applaudir, même à la fin des morceaux. Quant à causer ou à sortir pendant l’exécution, personne ne s’y hasarderait impunément. Tout à l’heure, cette foule, si recueillie, va se précipiter bruyamment par les deux portes latérales qui communiquent de la Tonhalle avec le restaurant-concert, son annexe ; d’autres musiciens, — les mêmes peut-être, — y transporteront leurs instrumens, chaque famille prendra d’assaut sa petite table, et, pendant des heures, tout ce monde se gorgera de viande froide et de bière au son des valses de Johann Strauss. En attendant, chacun est à son poste, l’oreille tendue, la bouche close, le livret ou la partition sur les genoux.

Le texte de la Passion de Bach n’est autre chose que la traduction littérale de l’évangile de saint Matthieu, entrecoupée d’intermèdes lyriques dans lesquels un groupe de fidèles exprime ses sentimens au spectacle de la divine tragédie qui est censée se dérouler sous ses yeux. Le récit de l’évangéliste, les paroles du Christ, des apôtres, de Pilate et des juifs alternent ainsi avec les airs, les récitatifs, les chœurs des assistans ; dans les momens solennels, l’église élève à son tour la voix par le choral liturgique. Pour établir la démarcation entre ces trois élémens juxtaposés dans son œuvre, Bach a divisé ses exécutans en deux groupes