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pont d’un transatlantique, pour aller en breack assister à une exécution ; elle déjeune au cabaret, visite les égoûts, se fait photographier avec ses compagnons de partie, va aux courses, au skating, revient souhaiter la bienvenue au fiancé de sa sœur, embrasse son enfant, le chasse, se plaint d’être l’alignée, s’élance sur une balançoire… Ni bonne ni méchante, au demeurant, elle n’a peur de rien que de s’ennuyer. Étrangère chez nous, — on ne sait guère où elle ne le serait pas, — elle se moque de l’opinion encore plus que de la vertu. Et c’est chez elle, parmi ces passagers de tout pays et de toute classe, entre un colonel de fantaisie et une jeune fille authentique, entre une princesse russe pour pianistes italiens et un pianiste italien pour princesses russes, dans cette « pétaudière élégante, » dans ce capharnaüm cosmopolite, dans ce tohu-bohu demi-mondain, c’est là que l’honnête et bourgeois Fondreton, Fondreton de l’école des chartes ou des chastes, Fondreton « pris tout petit » par sa tante, qui devint sa belle-mère, et parvenu intact au mariage, c’est là que Fondreton se gaudit et se sent vivre, c’est là qu’il exulte et qu’il triomphe. Naïf, mais non pas sot, il nous fait lui-même, avec une verve haletante, qui ne laisse pas d’être spirituelle, les honneurs de son déniaisement, il nous en confesse les angoisses et les délices, il nous en donne le réjouissant spectacle. Veut-il se déclarer à la comtesse : « Moi, dit-il, dans ces momens-là, je patauge… Mon latin me revient ! » Et, en effet, comme il s’enhardit à rappeler : « Chère Julia ! » elle l’interrompt, il balbutie : « Cur nescire pudens… » La caricature est fine, elle est toute vive, digne de figurer auprès de cette esquisse d’étrangère si lestement, si brillamment touchée, dans ce tableau d’intérieur brossé à petits coups si justes et de couleurs si vibrantes. Il a tellement plu, ce tableau, qu’on a proposé, il y a quelques années, de le détacher du triptyque et de réduire l’ouvrage à ce deuxième acte : après cela, estimez si le comique de la pièce gêne la justice qu’on doit au reste !

Cependant, à la fin de ce deuxième acte, une scène se trouve, qui rattache le comique au sentimental et noue les deux histoires ensemble : Mme de Sauves vient chez la comtesse pour réclamer Fondreton. Ce n’est pas la seule rencontre, dans le théâtre contemporain, d’une femme honnête et d’une autre à tout le moins suspecte : c’est la seule aussi importante sans que le dialogue se tende sévèrement, ni que le ton de la comédie soit quitté pour celui du drame ; la seule peut-être où les adversaires, sans effort apparent, se contentent d’une escrime courtoise et d’autant plus savante. Aucune des deux n’est sacrifiée à l’autre, ni pour la dignité pendant le combat, ni pour son issue ; aucune ne manque de sang-froid ni d’adresse. De ce côté-ci et de celui-là, cette vraisemblance des caractères et des mœurs, qu’il est si rare et si agréable de voir durer au théâtre, est maintenue jusqu’au bout, sans