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attacher ; de l’obstination : « Je ne t’ai jamais vu balancer sur rien, lui écrit son amie, et une fois que vous avez envisagé les choses avec votre chien de charmant esprit juste et ferme, il y en a pour la vie. » Grimm a la vue trop pénétrante et il estime trop peu les hommes pour ne pas encourir le reproche de hauteur : tout le monde est d’accord là-dessus : nous avons vu qu’il était couramment appelé le tyran dans la société de la Chevrette ; Naigeon lui attribuait la vanité et la présomption, Rousseau la fatuité et l’arrogance ; Diderot lui-même parle d’exigence, de despotisme, et l’on sait que l’amitié exaltée qui unissait ces deux hommes se voila un jour, tant l’un mettait peu de ménagemens dans sa façon d’utiliser le dévoûment de l’autre. « Je suis brouillé avec Grimm, écrit Diderot à Mme Voland ; il y a ici un jeune prince de Saxe-Gotha ; il fallait lui faire une visite, il fallait le conduire chez Mlle Biheron (un cabinet de pièces anatomiques artificielles), il fallait aller dîner avec lui ; j’étais excédé de ces sortes de corvées. » Il est vrai que quelques jours après on est raccommodé « ou à peu près, » mais c’est que Diderot a cédé, un an plus tard, au retour d’un voyage de Grimm, nous les trouvons de nouveau livrés aux effusons. « Je l’aime et j’en suis tendrement aimé, c’est tout dire, » écrit l’incandescent philosophe. Curieuse liaison, nous l’avons déjà fait remarquer, que celle de ces deux écrivains ! « L’homme de mon cœur, » — « celui que je chéris, » telles sont les appellations que Diderot prodigue quand il parle de Grimm. Grimm, de son côté, est évidemment attaché à Diderot ; il l’admire franchement ; « tête sublime et cœur excellent, dira-t-il, l’un des plus beaux génies de la France, » mais il ne cède qu’à demi à la séduction, et lorsque Diderot se lance dans un récit ou rend compte de quelque lecture qu’il a faite : « Messieurs, glisse le critique, voilà qui est fort beau, n’est-ce pas ? Eh bien ! il n’y a pas un mot de vrai ! »

Il est piquant que ce soit précisément sur le chapitre de Grimm que Diderot se livre le plus volontiers à ces effusions sans mesure dont se choquait la sobriété de son ami. « Il est un homme à côté de moi, écrit-il à Falconet, aussi supérieur à moi que j’ose me croire supérieur à d’Alembert, aux qualités que j’ai en réunissant une infinité d’autres qui me manquent, plus sage que moi, plus prudent que moi, ayant une expérience des hommes et du monde que je n’aurai jamais, obtenant sur moi cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la plupart des hommes sont pour moi, des enfans, je le deviens pour lui. Je l’ai nommé mon hermaphrodite, parce qu’à la force d’un des deux sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre. Il est dans l’art plastique moral ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je vous