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La négociation réussit ; Frédéric consentit à recevoir les feuilles, et la duchesse se chargea de les faire passer elle-même à Berlin. Grimm se montre pénétré de tant de bonté, il en fond en larmes, mais il ne laisse pas d’être troublé à la pensée du lecteur devant lequel il va périodiquement comparaître. « Je vois toujours ces grands yeux bleus, que je n’ai jamais vus, fixés sur moi, et cela me fait mourir de peur. »

Les craintes de Grimm n’étaient pas sans fondement. Il avait affaire à un homme qui ne prenait qu’un intérêt médiocre aux dissertations littéraires ou autres dans lesquelles se complaisait la Correspondance, et qui ne se laissait pas davantage prendre aux flatteries. Grimm l’avait mal jugé à cet égard ; il avait cru bien faire en lui donnant, dès le premier numéro qui passa sous ses yeux, de l’encensoir à travers la figure. Frédéric était représenté comme sublime dans toutes ses entreprises, grand dans toutes les parties, l’homme le plus extraordinaire qui eût jamais paru dans l’histoire ; la conquête de l’Asie n’avait peut-être pas coûté à Alexandre la moitié des efforts de génie qu’il avait fallu à Frédéric pour soutenir, entre les rives de l’Oder et de l’Elbe, le choc si opiniâtre et si répété de toutes les forces de l’Europe. Frédéric eut la nausée de ces exagérations et ne le cacha pas à la duchesse. « La feuille périodique que vous daignez m’envoyer, lui dit-il, est bien écrite ; j’en connais l’auteur par réputation ; il est natif de Géra ( ? ), il a fait le Petit Prophète ; c’est un garçon d’esprit qui s’est beaucoup formé à Paris. Cependant je vous demande en grâce que, s’il veut m’envoyer ses feuilles, il daigne un peu m’épargner. Un homme sans expérience peut trouver du sublime là où il n’y en a point ; un philosophe n’y trouve qu’une complication de causes secondes qui, par la bizarrerie de différentes combinaisons, produisent des événemens dont le vulgaire s’étonne, et qui, en effet, sont simples et naturels[1]. »

Les préventions que cette fâcheuse entrée en matière avait inspirées au roi ne furent pas dissipées par la lecture des numéros suivans de la Correspondance. Ces feuilles ennuyaient Frédéric. Et le pis est que le pauvre auteur en avait vent. « Ce que je comprends par les mots que M. de Catt me jette de temps en temps, écrit-il à la duchesse, c’est que ce travail est en général trop sérieux pour le roi, qui aimerait mieux ne recevoir que de simples bulletins où il y eût, outre la notice des livres nouveaux, des anecdotes de toute espèce et propres à amuser. Or il m’est impossible de me prêter à cet arrangement. J’ai une aversion invincible pour le métier d’écrivain d’anecdotes, et il faut qu’elle soit bien forte puisque je ne puis

  1. Lettre du 26 mai 1763 (Œuvres de Frédéric, t. XVIII, p. 235.)