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dernière, ma maladie ayant augmenté ce désordre… Votre Altesse me rendra un grand service en me tirant de cette perplexité et en me disant ce qu’il faut faire. » Il prévoit qu’il faudra passer l’hiver en Russie. « Ceci me mènerait bien loin et me mettrait dans la nécessité absolue de fermer ma boutique pour toujours. Je ne puis confier ma besogne à mes amis pendant mon absence. Leur administration durant mon voyage d’Angleterre ne m’a pas porté bonheur, et si je ne puis faire mon travail par moi-même, il faut que j’y renonce, d’autant plus qu’il s’est élevé contre moi un concurrent dans cette branche de commerce, qui, me voyant mourant l’été dernier, a cru sans doute que c’était le temps d’hériter de moi, et a profité du désordre de ma boutique pour me débaucher quelques pratiques. Votre Altesse peut bien penser que le désir d’être à la suite de certaine femme vis-à-vis de certaine femme ne peut être qu’excessif, mais encore faut-il un peu combiner et ne pas quitter le commerce quand on n’a pas mis ses petites affaires assez en ordre pour s’en passer. »

Grimm, on le voit, était plus que disposé à changer de métier. Que risquait-il, d’ailleurs ? Il allait mettre la cour de Darmstadt dans de nouvelles obligations envers lui, et il allait, sous les auspices les plus favorables, faire la connaissance de cette « Sémiramis du Nord, » dont son imagination était visiblement occupée depuis quelque temps. L’aventurier, — Grimm reste tel à travers tout, — flairait un coup de fortune, et son attente ne fut pas trompée. Le voyage de Russie fut l’événement décisif de sa carrière diplomatique. La manière même dont il l’accomplit, la route qu’il dut suivre, le patronage sous lequel il se présentait, étaient faits pour flatter ses plus secrètes inclinations. Il partit, au mois de mars, avec Diderot, qui se rendait aussi en Russie, mais en passant par la Hollande ; Grimm, lui, se rendit à Darmstadt pour y prendre le prince héritier et l’accompagner à Berlin, où ils retrouvèrent la landgrave et ses filles et où ils firent un séjour de trois mois. Il est à regretter qu’aucune de ses correspondances ne nous dise ce qu’il vit de Frédéric en cette occasion. Les voyageurs arrivèrent à Pétersbourg en septembre. Caroline quitta la Russie peu de jours après la célébration du mariage, mais en y laissant Grimm, qui y passa l’hiver. C’est là qu’il apprit la mort de sa bienfaitrice, au mois de mars de l’année suivante : grande perte pour son cœur, espérons-le ; quant à sa fortune, elle était ou paraissait désormais assurée ; le philosophe courtisan avait su plaire à Catherine : il s’était formé entre elle et lui un lien de confiance et l’on peut dire d’amitié tout à fait extraordinaire.


EDMOND SCHERER.