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peut-être il n’en tendrait pas, elle sauve la critique des théories techniques et rebutantes. Elle lui permet de s’adresser non-seulement aux gens de métier, mais à ce public plus nombreux, fait de tous ceux que le XVIe siècle appelait les « honnêtes gens. »

« Voyez mes Lieder² disait Schumann, quelques-uns sont ce que j’ai fait et ce que je ferai jamais de mieux, » Il eût pu dire : ce que l’on a fait de mieux. Schumann est avec Schubert, et peut-être encore plus que lui, le maître de ce genre musical, des lieder bien-aimés de l’Allemagne, de ces chants qu’on ne peut appeler ni des chansons ni des mélodies, que notre langue sait à peine nommer, et dont les Allemands seuls ont rendu la saveur mystérieuse.

Le lied n’est ni la romance italienne ni la chanson française. Il ne fleurit qu’au pied des tilleuls, parmi les violettes de Souabe. La plainte d’un exilé, le passage d’un collège nuptial ou funèbre ; moins encore, un souffle de la nuit ou du printemps, un soupir d’amour ou de mélancolie, un sourire ou une larme, parfois tous deux ensemble ; voilà ce qu’est le lied, ce parfum délicat de la terre et de l’âme allemandes.

Les mélodies de Haydn, de Mozart n’étaient pas encore des lieder, mais plutôt des airs au sens classique du mot, écrits dans un style un peu froid et uniforme. Chez Beethoven le premier, se trouve, en quelques-uns de ses chants[1], l’intuition de cette nouvelle forme musicale portée depuis à la dernière perfection. Les musiciens français de nos jours se sont volontiers essayés dans ce genre. M. Gounod a écrit des chants connus et aimés de tous. S’ils ne sont pas dans le style allemand, ils ne manquent ni de charme ni de puissance, plus que M. Gounod, M. Massenet s’est inspiré de Schumann. Ses Poème d’amour et Poème d’avril sont conçus comme les liederkreise du maître saxon. Chez M. Massenet, l’influence allemande se trahit par plus d’un signe : importance, prédominance même de l’accompagnement, qui précède le chant, et dure après lui ; recherche des coupes originales, des cadences ingénieuses, du naturel et de la justesse dans la déclamation.

Schumann a chanté les choses de la nature et celles de l’âme ; il a regardé au dehors et au dedans de lui-même. Si de tels mots n’étaient barbares, ou du moins trop lourds ici, l’on dirait (et les Allemands, je crois, l’ont dit) qu’il a fait de la musique objective et subjective tour à tour. Il a trouvé dans le monde extérieur plus d’une inspiration gracieuse ou saisissante ; le Noyer, la Sorcière,

  1. Voir notamment son recueil intitulé : A la bien-aimés absente, traduit par M. V. Wilder ; la seconde romance de Claire dans Egmont, l’Adelaïde, et surtout In questa tomba oscura.