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nouveaux. Il en est des vertus nationales comme des industries ; il est plus facile de les perdre que de les remplacer. « Autrefois, dit notre auteur, la classe marchande du Guzerate avait une réputation d’incorruptible probité. La parole valait de l’or, et les plus importantes transactions se concluaient verbalement. Quelques-uns de mes lecteurs ont sûrement entendu parler du Sowear de Guzerate, qui reçut de grosses avances d’argent sur un seul poil de sa moustache qu’il mit en gage. Ces jours ne sont plus, et, à l’heure qu’il est, on ne prêterait pas 10 roupies à la barbe la plus florissante et la plus soignée. La moralité commerciale est aujourd’hui très bas dans le Guzerate comme à Bombay. »

Une autre vertu hindoue a reçu des atteintes dont elle aura peine à se remettre. La charité fut toujours considérée dans l’Inde comme la plus sainte des vertus théologales. On y trouvait partout, jusque dans le moindre village, des âmes vouées aux œuvres de miséricorde, des mains donnantes et des cœurs tendres dont l’abondante pitié se répandait sur les petits et même sur les animaux. L’administration anglaise a cru faire merveille en prodiguant les marques de distinction à ceux des indigènes qui consacraient une partie de leur fortune à quelque entreprise d’utilité publique. On leur délivre des patentes de noblesse, on leur accorde aussi la décoration de l’Étoile de l’Inde, on les fait chevaliers, parfois baronnets. M. Behramji se plaint que ces faveurs, souvent octroyées sans discernement, ont perverti les meilleurs instincts du cœur hindou. Les vertus de famille, la charité silencieuse qui se plaisait aux œuvres obscures, ont cédé le pas à la philanthropie fastueuse et bruyante. On lègue ses biens à quelque institution et on dit à la veuve comme à l’orphelin : « Mes chères créatures, pourquoi me demandez-vous de l’argent ? Demandez-en plutôt au gouvernement, ce que je ne saurais faire moi-même sans compromettre ma dignité, et souffrez que je garde mes petits écus pour doter richement mes filles. » C’est la manie de tout conquérant de vouloir que ses sujets soient heureux et honnêtes à sa façon. Laissez aux Hindous leurs vieux bonheur, que vous méprisez, leur vieille morale, qui vous étonne, et ne vous flattez pas que la morale et le bonheur anglais s’acclimatent jamais dans la vallée du Gange.

Parmi les patriotes hindous il y a beaucoup d’hommes d’un esprit fort délié, et M. Behramji est du nombre, qui tout en se plaignant de beaucoup de choses, estiment que l’Angleterre accomplit dans l’Inde une œuvre providentielle, qu’elle y prépare l’avenir et qu’il faut se résigner aux malaises et aux souffrances qu’engendrent nécessairement les âges de transition. Ils osent croire qu’un jour l’Inde appartiendra aux Hindous, que l’Anglais n’est pas éternel ; mats il y avait un grand coup de balai à donner, et l’Anglais est le balayeur choisi du Dieu. Qu’il nettoie consciencieusement la maison, et