Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/789

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produisent encore assez souvent entre blancs et noirs : mais, dans les Fiji, où une protection énergique est assurée à l’indigène, rien de semblable ne m’a été signalé. Au contraire, on tâche de le civiliser, de l’instruire, de le sauver. Je doute qu’on y réussisse, la force des choses est plus puissante que la volonté des hommes.

Deux agens de cette compagnie, suivis d’une trentaine de Fijiens, sont venus à bord. Ces derniers se mettent aussitôt à exécuter une danse de guerre. Assis sur la dunette, le capitaine et moi, nous pouvons jouir à notre aise de cette scène étrange et fantastique. La falaise et la forêt de l’île servent de décors, le pont tient lieu de scène. Les sauvages, tantôt divisés en pelotons, tantôt rangés en ligne, se trémoussent, chantent en chœur, poussent des cris, font résonner l’air de sons stridens ou sourds, produits par des battemens de mains, et finissent chacune de ces rondes infernales par une contorsion miraculeuse de l’épine dorsale, par un plongeon et une génuflexion. La mesure est marquée par deux musiciens dont l’un tient un gros bâton sur lequel l’autre frappe avec une baguette. Autour des danseurs, le cercle des officiers étalés dans leurs fauteuils. Derrière eux le parterre des jaquettes bleues et des marines, les uns regardant bouche béante, les autres riant à gorge déployée. Le clairon est en extase. A une distance respectueuse des noirs, qu’il n’aime pas, mon valet de chambre, homme prudent avant tout, s’est retranché derrière les deux plus robustes matelots de l’équipage.

Nous, c’est toujours le capitaine Bridge et moi, nous allons à terre. C’est, dans les premières heures de l’après-midi. Aussi le soleil, reflété par des quartiers de rocs disséminés sur la plage que nous franchissons péniblement, menace-t-il de suffoquer les voyageurs. Mais ou se fait à tout, même aux rigueurs des tropiques. Heureusement des chevaux nous attendent. la sentier étroit, mais bien entretenu, permet de parcourir facilement la petite île ; tantôt en descend dans de profonds ravins, tantôt, en escalade de railles mamelons, ici à l’ombre d’arbres à pain, de banyans, de cocotiers, plantés en échiquier, là à travers une mer d’herbages.

Le moulin à sucre se trouve au centre de l’île. Le directeur nous reçut dans son habitation, cabane indigène arrangée et meublée à l’anglaise. Cottage, fabrique, plantation forment une oasis de civilisation au milieu du monde sauvage. Un défilé étroit bordé de rochers bas taillés à pic, tapissés de plantes grimpantes et couronnés d’arbres mène à la lagune, petit bassin bordé de collines qui semblent plier sous le poids de la végétation. Par un étroit goulet on aperçoit l’horizon de l’océan. C’est à travers cette ouverture naturelle qu’un bâtiment de la compagnie, chargé des produits de l’île, lâche de gagner la mer ; il est construit de manière à pouvoir