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d’Européens, et l’apparition d’un bâtiment de guerre fait événement. Nous nous approchons de ces élégans vêtus seulement d’un pagne en écorce. Ils se rangent pour nous laisser passer et saluent avec une politesse froide, sans témoigner aucune envie de lier conversation avec les deux étrangers.

À quelques pas plus loin, la forêt envahit la plage. C’est un chaos de feuillage, de troncs et de branches tourmentés, de racines enchevêtrées : on dirait des enroulemens de serpens. La nature y a percé un tunnel qui, à son extrémité, laisse entrevoir un petit bout de la lagune, immobile comme une glace, où se reflète le ciel, en ce moment couleur de lait. Des orangers gigantesques dorent de leurs fruits la sombre voûte des mangroviers. Deux jeunes femmes, qui nous ont suivis, demandent à voir mon lorgnon. L’une, en le portant à ses yeux, pousse des cris d’étonnement accompagnés d’un paroxysme de rires ; l’autre, saisie de frayeur, le rejette et s’enfuit.

La supériorité de la race polynésienne sur les Fijiens saute aux yeux. On la retrouve dans la construction des cabanes qui ressemblent à de jolis paniers de jonc bombés aux deux côtés étroits. Celles qui ont des fenêtres vitrées servent d’habitations à une douzaine de blancs. Avec le magistrat, M. Sawyne, ce sont les seuls Européens établis dans cette île. Le grand personnage, le marquis de Carabas, est un négociant anglais qui vit dans un îlot en face de Loma-Loma. il a acquis de vastes terrains qu’il plante de cocotiers, le copre formant le principal article d’exportation. Il possède aussi trois magasins. Dans une de ses boutiques, le commis, vêtu d’un gilet et d’un pantalon de laine, costume habituel des Européens, nous reçoit avec une politesse exquise. Il parle « l’anglais de la reine, » et ses manières sont celles du grand monde. C’est probablement quelque naufragé de l’océan de la vie, une épave de la civilisation échouée sur cette plage lointaine[1].


15 juin. En mer. — Depuis près de dix ans, l’archipel des Fiji, qui comprend aussi le groupe des Explorateurs, se trouve placé sous la domination britannique. Il est redevable au nouveau régime de bienfaits incontestables : une prospérité relative ; la paix intérieure. Malgré l’inimitié persistante, quoique contenue entre les tribus, une parfaite sécurité en ce qui concerne la vie et la propriété, une protection indirecte, mais efficace, contre les tentatives des

  1. La population de Vanu-Mbalara et des deux autres îles qui composent le groupe des Explorateurs est de 2,000 indigènes fijiens et tongiens, et de 26 blancs, y compris les visiteurs réguliers. On produit et on exporte 1,000 tonnes de copre.