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seconde, c’est que ces sociétés soient administrées aux mêmes conditions que les sociétés commerciales ordinaires ; qu’on y pratique (pour reproduire ici l’expression pittoresque que je citais tout à l’heure), le système de la république autoritaire, c’est-à-dire, en bon français, que les pouvoirs du gérant unique ou du conseil de gérance soient suffisans pour que les tiers sachent à qui ils ont affaire, qu’à chaque commande ceux-ci ne se trouvent pas en présence de figures nouvelles et qu’ils puissent compter sur l’exécution scrupuleuse d’engagemens à longue échéance ; en un mot, que la direction de ces entreprises s’inspire non point des chimères d’une vaine égalité, mais des principes de hiérarchie, de subordination et d’esprit de suite indispensables au succès dans toute entreprise industrielle. Enfin, il est une troisième condition, Celle-là plus difficile peut-être à faire accepter par les partisans de la coopération, parce qu’elle limite son essor et lui coupe en quelque sorte les ailes, c’est que les entreprises de cette nature ne comprennent point un personnel trop nombreux et que des capitaux trop considérables n’y soient point engagés. C’est là toucher à un point délicat sur lequel il faut cependant dire la vérité.

La direction d’une armée nombreuse d’ouvriers, la mise en valeur de capitaux importans exigent des dons de commandement et de prévoyance qui ne se rencontrent fréquemment chez personne. La tradition, l’expérience acquise de bonne heure, y peuvent suppléer dans une certaine mesure chez le patron, et c’est ainsi qu’on voit assez souvent (pas toujours) la prospérité de grands établissemens industriels survivre à leurs fondateurs tout en passant aux mains d’héritiers qui ne les valent pas. Mais chez l’ouvrier qui, arrivé à l’âge mûr, doit faire son apprentissage du métier de patron, tout est à apprendre, et à moins que le don naturel n’y soit, il ne faut pas trop attendre de son habileté. Sans doute, à l’état exceptionnel, ces dons du génie commercial et industriel peuvent se trouver chez l’ouvrier tout comme chez le patron. Il les possédait assurément, ce modeste terrassier savoyard, qui avait fini par devenir l’entrepreneur des travaux du Saint-Gothard et qui est mort si tragiquement à la veille de la victoire, sur le champ de bataille où il avait si longtemps combattu. Mais l’ouvrier qui sentira germer en lui ces dons se résignera bien rarement à les mettre en commun et à les immobiliser en quelque sorte dans une société coopérative. Le plus souvent il préférera courir la chance solitaire, travailler pour son compte et tenter la fortune à ses risques et périls. Il faut donc compter à l’avance que si les sociétés coopératives se recrutent dans l’élite des ouvriers au point de vue de la régularité dans la conduite et de l’assiduité au travail, en revanche, le personnel de leurs