Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

volonté directrice et intelligente, mais de lois inconscientes et fatales ; s’il est vrai en particulier que l’homme, cette créature d’un jour, suspendue à un point de l’espace, à un moment du temps entre un passé et un avenir également mystérieux, n’y ait point été placée à l’origine par une main paternelle et vigilante, mais qu’il y soit, au contraire, jeté au jour le jour par le caprice d’une force aveugle, insouciante de ses souffrances et de ses destinées ; s’il est vrai que tous les progrès de sa condition aient été achetés au prix d’une lutte effroyable où les forts auraient écrasé, anéanti les faibles, et que la continuité de ces progrès, seule fin rationnelle de son activité, ne puisse être achetée à un prix moins cruel ; si tout cela doit nous être imposé par une science plus hardie peut-être dans ses déductions qu’assurée dans ses prémisses, il est inévitable, il est légitime que de cette conception nouvelle du monde découle une conception également nouvelles des rapports des hommes entre eux. Cette nouvelle théorie sociale est née ; elle a été baptisée par ses inventeurs du nom un peu barbare de sociologie, et de même qu’il s’est trouvé un naturaliste de génie pour mettre au service d’une hypothèse vaguement entrevue par Geoffroy Saint-Hilaire, par Lamarck et même par Diderot, toute sa puissance d’observation et d’invention déductive, de même il s’est trouvé un philosophe d’un génie non moindre pour mettre au service de cette théorie toute l’ingéniosité de son esprit et toute la verve de son érudition. M. Herbert Spencer a été pour la sociologie ce que Darwin a été pour le transformisme. L’illustre philosophe anglais tient même à faire remarquer que le livre intitulé So ial Statics où il a tracé l’esquisse de sa doctrine sociale, a précédé de quelques années celui de Darwin sur l’Origines des espèces. Mais ici la question d’antériorité importe peu : ce qui est constant, c’est que la sociologie s’appuie sur la même hase que le transformisme. Tout progrès dans l’histoire des sociétés aussi bien que dans celle des espèces est le résultat d’une lutte pour la vie où les faibles succombent, et c’est au prix de leur anéantissement final que la condition des forts peut s’améliorer. L’homme n’étant lui-même qu’un animal supérieur, produit par l’évolution successive d’espèces disparues et sujet peut-être à des évolutions ultérieures, sa destinée individuelle et sociale est régie par la même loi ; les progrès de sa condition dans les siècles futurs ne sauraient être achetés qu’au prix des mêmes luttes et des mêmes victoires. « La pauvreté des incapables, dit textuellement M. Herbert Spencer dans son dernier écrit, the Man versus the State, la détresse des imprudens, l’élimination des paresseux, et cette poussée des forts qui met de côté les faibles, seul les résultats nécessaires d’une loi générale, éclairée et bienfaisante. » Et ailleurs : « Si la multiplication des moins bien