Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/920

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courent sous la blancheur nacrée de ses mains ; et, lorsqu’elle chante, le balancement de sa tête fine, un léger clignement de ses paupières a demi closes, trahissent le rythme intérieur auquel obéit d’instinct l’harmonieuse créature. C’est pour des filles comme elle que les seigneurs se ruinent, surtout qu’ils se ruinaient autrefois. Les Bohémiennes furent un temps à Moscou la passion, la folie des jeunes gens et la terreur des mères. Elles ne prétendent à rien moins qu’à se faire épouser, et parfois elles y réussissent. Follement désirées, longtemps rebelles, elles finissent non par se livrer, mais par vous prendre, et l’on en cite plus d’une qui n’a donné sa petite main que pour un grand nom. Autant les autres chanteuses de Moscou sont libres, effrontées, autant les Bohémiennes sont, en apparence, réservées et sérieuses. Avares, dit-on, de leurs amours autant que les autres en sont prodigues, on ne leur connaît presque jamais de maîtres ou d’esclaves. De ceux qui ne sont pas de leur sang elles n’acceptent que les alliances légitimes et durables. Les jeunes hommes de leur tribu sont les seuls complices de leurs faiblesses, les seuls élus de leurs caprices.

Les Bohémiens de Moscou habitent en dehors de la ville. Ils gardent à l’écart le secret de leur vie quotidienne et l’éternelle énigme de leur race, race mystérieuse qui parut en Europe vers le XVe siècle et qui, depuis quatre cents ans, promène ses tentes vagabondes des sierras d’Espagne et des bruyères d’Ecosse aux steppes de Russie. Gypsies, Gitanes, Zigeuner ou Bohémiens, ils étonnent, par leur insouciance et leur fantaisie, notre civilisation de plus en plus sérieuse et uni l’orme. Un rien les arrête, mais rien ne les attache. Que demain le ciel de Moscou leur paraisse trop sombre, ils attelleront leurs chariots, et, le soir, ils auront disparu derrière le coteau.

De tous les chanteurs étrangers que nous avons jamais entendus, les Bohémiens nous ont fait l’impression la plus forte, les Bohémiennes, devrions-nous dire, car, dans les chœurs de Moscou, les femmes sont en majorité. Trois ou quatre hommes seulement, de leur voix et de leur guitare, soutiennent l’ensemble. D’abord, à peine effleurée et comme frissonnante, une guitare donne le ton et le rythme, Quand le thème est indiqué, les voix se posent toutes ensemble sur l’accompagnement, mais d’abord avec une telle douceur et une telle plénitude à la fois, que l’on croirait entendre le soupir d’une foule. Dès les premières mesures, tous les visages prennent une attitude attentive et grave ; les chanteuses, s’écoutant elles-mêmes, ne quittent pas des yeux l’instrument d’où sort la mélodie qui les attire. D’abord, elles ne laissent échapper que des notes longuement tenues ; mais peu à peu la guitare bourdonne plus fort, ses cordes vibrent, grincent sous les mains plus nerveuses. Les voix s’animent, le rythme se précipite, et, comme une cavale des steppes, voilà la chanson lancée.