Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grande intelligence, quelque chose pourtant lui demeure toujours obscur, mystérieux, incompréhensible; mais Amiel, non; son universelle sympathie comprend tout, ressent tout, l’égale à tout lui-même. « Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi ou plutôt me forme momentanément à son image... c’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, érudit, moine, enfant, mère... Dans ces états de sympathie universelle j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent. » c’est ici comme s’il disait qu'il fait naturellement ce qu'il y a de plus difficile au monde, ce qu'il n’a été donné de faire qu'aux grands poètes; et le plus curieux, ou le plus amusant, c’est que ses amis et ses critiques, sans lui demander d'autre preuve, l’en ont cru sur sa seule parole. Quand on prétend avoir pour « spécialité distinctive de pouvoir se mettre à tous les points de vue, et de ne s’enfermer dans aucune prison individuelle, » il faudrait pourtant le prouver par des œuvres. Car, pour nous, ce qui nous frappe, et dans ce Journal même, c’est la quantité de choses où Amiel n’a rien compris : le génie de la France, entre autres, et l’esprit du catholicisme, dont il n’a jamais su parler qu'avec l'injurieuse hostilité d’un piétiste et les rancunes d’un réfugié. L’honnête Mlle Vadier n’a pu s’empêcher d’en faire elle-même la remarque. Lorsque Amiel sortait de la formabilité pure, c’était pour se manifester sous l’espèce d’un pasteur protestant.

« Si c’est une vanité indiscrète et ridicule que de parler avantageusement de soi-même à tous momens, » dit quelque part un excellent homme, «c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts au lieu de s’en humilier. » Amiel n’y pouvait pas manquer. Quand on lui reprochait de mal écrire et de parler allemand en français, ce n'était pas le vide, ou le vague, ou l’obscurité de ses idées qu'il en accusait, mais la langue, trop précise et trop nette ; il disait : trop superficielle. Il eût mieux fait de l’étudier, dit là-dessus M. Renan. Trouvait-on que son cours ne répondait pas à ce que l’on avait jadis attendu de l’enfant de génie, comme l’appelle Mlle Vadier, s’il ne disait pas lui-même que probablement la matière en était trop riche pour son auditoire, il le laissait entendre, ou, au besoin, le faisait dire. Et quand on s’étonnait qu'après vingt ans de vie publique il n’en fût encore et toujours qu'à donner des espérances, il répondait que, pour « prendre sa place au soleil, » il lui avait manqué la dose « d’ambition, » de « matière, » et de « brutalité » nécessaires. « Pour naviguer ici-bas, il te faudrait un peu plus de matière pesante, plus de cohésion égoïste entre les parties. Il te manque deux grains de brutalité virile et de satisfaction de toi-même.» C’est ainsi que l’on tourne, quand on sait s’y prendre, ses défauts mêmes en qualités, et que de sa faiblesse on réussit à se faire une supériorité. Amiel a excellé dans cet