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dans la main anglaise que dans la main russe. Personne en ces beaux jours n’eût imaginé que M. Gladstone dût, trois ou quatre ans plus tard, menacer les libérateurs de la Bulgarie de leur faire éprouver la portée des canons Armstrong et la valeur des cipayes de l’Inde. Personne non plus ne saurait se figurer qu’un homme aussi droit, aussi habitué à s’incliner pour écouter sa conscience, ait pu s’abandonner à un langage belliqueux pour relever le crédit ébranlé du cabinet libéral et faire oublier aux Anglais ou à l’étranger ses récens échecs et ses prochaines faiblesses. Quand il parlait le langage de la guerre, M. Gladstone était prêt à la faire. Ses discours mêmes portaient la marque de sa résolution intérieure ; mais, en même temps, il était décidé à ne faire la guerre que s’il y était moralement contraint. Or, à Saint-Pétersbourg non moins peut-être qu’à Londres, le souverain, les ministres étaient sincèrement désireux de conserver la paix. Avec de pareilles dispositions de part et d’autre, il eût été triste d’en venir aux armes, et pourtant il n’a fallu rien de moins que cette bonne volonté réciproque pour prévenir un conflit.

Les ennemis de M. Gladstone accusent son imprévoyance, sa pusillanimité, sa naïve confiance dans les assurances moscovites. Ils disaient déjà que, si les troupes du tsar n’avaient pas craint d’autant s’avancer vers les frontières de l’Inde, c’était grâce aux encouragemens du tribun du Midiothian[1]. Nous ne savons ce qu’en pense M. Gladstone ; mais, s’il a eu, pour la Russie, des complaisances et des crédulités, peut-être peut-il s’en féliciter pour son pays, car ses sympathies slaves n’ont pas été entièrement payées d’ingratitude. Elles lui ont certainement valu des concessions de forme, sinon de fond, qu’un gouvernement aussi altier que la Russie n’eût probablement pas faites à des adversaires déclarés. Si l’arrangement négocié par le cabinet libéral est ratifié par ses successeurs, les tories, tout en se plaignant d’avoir les mains liées par les engagemens du cabinet précédent, seront bien obligés d’en trouver les conditions acceptables ; sauf à chercher, en Bulgarie ou ailleurs, une revanche pour l’orgueil britannique. Un mérite, en tout cas, que peut revendiquer M. Gladstone, c’est d’avoir maintenu la paix. Il peut se dire qu’avec un autre ministère le conflit aurait probablement éclaté ; et, s’il est une chose dont le vieil homme d’état soit disposé à se faire gloire, c’est assurément d’avoir épargné à l’Europe et à l’Asie une guerre dont nul, en somme, ne pouvait prévoir les proportions. Lorsque, suivant une intention maintes fois annoncée, il quittera les affaires publiques pour consacrer ses derniers jours à la grande affaire du chrétien, le vieil

  1. Voyez, par exemple, la National Review, organe des conservateurs (mai 1885).