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ouvert une voie jusqu’au Sir-Daria, l’ancien Iaxarte, puis jusqu’à l’Amou-Daria, l’ancien Oxus. c’est ainsi, en s’abandonnant aux hasards de l’inspiration et aux caprices de leurs officiers, qu’ils sont entrés à Tachkent et ont planté à Samarkand l’aigle impériale sur le tombeau de Tamerlan. Depuis douze ou quinze ans, au contraire, leurs expéditions ont été manifestement menées par une politique consciente d’elle-même, suivant des vues arrêtées et un plan concerté, repris et perfectionné à chaque échec, comme à chaque pas en avant.

Quel était le but de cette politique, ou mieux quel en était le principal objet, car les états, plus encore que les individus, ont souvent dans leur conduite plusieurs mobiles à la fois ? Était-ce uniquement de pacifier les steppes de l’Asie et d’assurer le libre transit des caravanes, de mettre fin aux alamanes ou incursions des rôdeurs du désert, d’affranchir les Iraniens, captifs des bandits turkmènes ? Tout cela, les Russes l’ont fait, et la civilisation et l’humanité leur en doivent une gratitude que notre Europe leur mesure peut-être avec trop de parcimonie. Aucun peuple, pas même les Anglais dans l’Inde, n’a mieux justifié son droit à gouverner les Asiatiques. Personne ne dira cependant que cette œuvre de paix et de philanthropie ait été l’unique raison de la laborieuse conquête de Khiva et de Merv. Était-ce d’étendre le commerce national, de procurer aux nouvelles manufactures de Moscou des débouchés au-delà des sables, comme d’autres peuples industriels en cherchent au-delà des mers ? Était-ce encore d’acquérir des terres pour de nouveaux colons et de nouvelles cultures ? D’ouvrir au moujik les fertiles oasis des anciens khanats et les riches vallées des contreforts du Pamir ? Si peu dense que nous semble sa population européenne, si riche de champs labourables que nous apparaisse de loin l’empire autocratique, ses communes de paysans se sentent déjà à l’étroit sur le sol à demi épuisé du mir[1] ; il leur faut sans cesse des terres nouvelles pour leurs essaims d’émigrans. Aujourd’hui, comme sous la dynastie de Rurik, le Grand-Russe poursuit en silence, à travers les steppes des nomades finno-turcs, sa colonisation essentiellement continentale et paysanne. Si jalouse que soit la Russie d’assurer de nouvelles terres à son prolifique moujik, si pressée qu’elle se montre d’étendre ses relations commerciales en Asie, le désir de vendre les cotonnades moscovites aux Uzbeks et aux Turkmènes ou de faire cultiver le coton par des mains orthodoxes au pied des monts historiques de la Sogdiane et de la Bactriane, l’envie même fort légitime

  1. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. I, liv. VI, chap. V et VI.