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fit longtemps ainsi, sous le couvert des protestations pacifiques et des déclarations rassurantes de la diplomatie impériale, qui, à chaque nouveau pas, exprimait ses regrets de voir la Russie contrainte à de nouvelles annexions…

Cette tactique devenait de plus en plus difficile, à mesure que les troupes du tsar blanc pénétraient plus avant dans les steppes turcomanes et que les vagues desseins du gouvernement de Pétersbourg se précisaient davantage. Une chose surtout ne pouvait manquer d’aiguillonner les appréhensions des Anglo-Indiens en accusant les vues des Russes, c’est le changement de base d’opérations des troupes impériales.

La conquête du Turkestan avait commencé par le nord, par la steppe des Kirghiz, les envahisseurs partant d’Orenbourg et du pied de l’Oural pour descendre, à travers le désert, au-delà des rives orientales du lac d’Aral, sur les vallées de l’Iaxarte et de l’Oxus. Une fois établis à Tachkent et à Samarkand, maîtres du Khokand et suzerains de Bokhara, les Russes, ainsi parvenus aux frontières de l’Afghanistan, cherchèrent à l’ouest une route plus facile et plus ouverte. Cette route nouvelle, ils la trouvèrent dans les steppes transcaspiennes, le long de l’Atrek et de la frontière persane. De ce côté, le Caucase leur offrait une base d’opérations à la fois plus rapprochée et plus commode, qui leur permettait de substituer, pour une bonne partie du trajet, la voie de mer à la voie du désert.

La Caspienne, bien que les rives méridionales en relèvent de la Perse, est depuis longtemps déjà un véritable lac russe, auquel on accède directement de l’intérieur de l’empire, au nord, par le Volga, à l’ouest, par le Caucase, aujourd’hui entièrement pacifié et relié à Moscou par un chemin de fer qu’interrompt à peine le défilé du Dariel. De la Transcaucasie, où séjourne en tout temps une nombreuse armée, à la Transcaspie, le passage est aisé et rapide. De Tiflis, ou mieux de Poti ou de Baloum, sur la Mer-Noire, à Bakou, sur la Caspienne, il n’y a guère que vingt-quatre heures de chemin de fer. De Bakou à la baie de Krasnovodsk, la vapeur ne demande pas beaucoup plus pour la traversée de la Caspienne. De la baie de Krasnovodsk, enfin, d’un point appelé Mikhailovsk, les Russes ont eu soin de jeter, à travers les sables jusque-là déserts, un chemin de fer qui a permis à leurs troupes de pénétrer au cœur de solitudes réputées inaccessibles. Ce chemin de fer, dont ils prolongent les rails à mesure qu’avancent leurs soldats, fait, on ne saurait le nier, le plus grand honneur à la prévoyante hardiesse de leurs chefs. Sous l’active direction d’un officier d’initiative, le général Annenkof, ils ont su faire en Asie ce que jusqu’ici nous avons inutilement rêvé en Afrique. Grâce à ce railway improvisé et à leur changement de base d’opérations, les Russes ont mis