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Ghéok-Tépé n’est guère qu’à moitié route de la Caspienne à Merv et aux frontière de l’Afghanistan. On eût cru d’avance que, pour entrer dans Merv, il aurait fallu aux Russes de nouveaux combats et une campagne laborieuse. Il n’en fut rien. Merv, la grande oasis des Tekkés de l’Ouest, l’Alger de ces pirates du désert, n’attendit pas l’approche des canons russes. En dépit des efforts d’un certain Siakh-Pousch et des agens anglo-indiens, la majorité des habitans, renonçant aux alamanes et au pillage des vallées du Khorassan, résolut de se soumettre aux Russes. L’oasis turkmène renouvela, à dix siècles de distance, la légende de la vieille Novgorod appelant Rurik et les Varègues à rétablir la paix dans ses murs. Pour complaire au général Komarof et se rendre dignes de devenir les sujets du tsar, les khans et les notables de Merv mirent d’eux-mêmes en liberté leurs esclaves persans. Les Russes eurent ainsi le rare honneur d’abolir l’esclavage à Merv avant d’y être entrés.

L’occupation de l’oasis eut lieu presque sans coup férir ; quelques pillards, quelques alamanntchiks incorrigibles avaient seuls osé tenter de s’opposer à la marche des soldats du tsar blanc[1]. c’est ainsi qu’est, presque spontanément, tombée aux mains des Russes, en 1884, cette Merv, tant de fois signalée chez nos voisins d’outre-Manche comme la première clé de la route des Indes, Merv, dont le nom avait tant irrité les nerfs des Anglo-Indiens qu’en Angleterre on avait fini par railler leur « mervosité (mervousness). » Et les Russes ne s’arrêtaient même pas à une oasis dont ils semblaient si loin encore, à l’avènement d’Alexandre III. La même année 1884, les Turkomans Sarykhs ayant imité l’exemple des Tekkés de Merv, le général Komarof s’emparait de l’Atrek, et ses soldats s’établissaient dans le vieux Sarakhs, aux limites de la Perse et de l’Afghanistan.

Merv prise, les Tekkés et les Saryks soumis, les khans de Khiva et de Bokhara devenus vassaux de l’ancien vassal du khan de la Horde d’or, la conquête du Turkestan était achevée. Un nouvel empire, grand comme trois ou quatre fois l’Allemagne, était réuni aux Russies d’Europe et d’Asie. Et cet empire, personne, en dehors des khans indigènes et des nomades de la steppe, ne l’avait disputé aux héritiers de Pierre le Grand. La Perse, heureuse d’être délivrée des ruineuses incursions du Turkmène, leur avait aplani le chemin de la conquête de son éternel ennemi, le Touran. L’Angleterre elle-même n’avait opposé à la marche des Russes que des négociations destinées à marquer une limite au flot montant de la puissance moscovite. Le jour semblait venu où la souveraine de l’Inde se sentirait obligée de dire à l’empire du Nord : « Tu n’iras pas plus loin. »

  1. Sur la prise de Merv et sur les Turkomans du sud-ouest, voyez, dans le Bulletin de la Société russe de géographie (1885, t. XXI), l’étude du savant voyageur, P. Lessar.