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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/329

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certainement le tsar à l’humiliation d’une banqueroute. On dira qu’un pays encore primitif et pour ainsi dire barbare, tel que la Russie, a une tout autre capacité d’endurance que nos vieux états d’Occident à civilisation plus raffinée. Cela est vrai ; par là même qu’elle est plus pauvre et qu’elle est arriérée, la Russie peut supporter un degré de misère et de souffrances intolérable pour des états plus cultivés et plus exigeans en bien-être. Mais, quand elle y résisterait, quand elle s’immolerait joyeusement à un patriotisme aveugle, sans même sentir toute l’étendue de son sacrifice, cela ne l’empêcherait pas d’en être affectée dans son développement moral et matériel. Ce qui serait victime d’une guerre, ce serait tout bonnement la civilisation, inséparable du développement économique. Si patient, si résigné, si fait à la souffrance qu’on se représente l’homme russe, il n’est pas sûr, du reste, que de nouvelles épreuves, qu’un nouvel appauvrissement du pays par une nouvelle guerre n’exciteraient pas des murmures dans la nation, et qu’à ce recul de son maigre bien-être ou à d’inévitables déceptions ne correspondrait pas, dans certaines classes, une recrudescence des passions révolutionnaires.

Supposons ce que beaucoup croient tôt ou tard inévitable, un choc entre les deux rivaux ; au point de vue territorial même, à ce point de vue grossier auquel particuliers et hommes d’état sont trop souvent enclins à se borner, une guerre avec l’Angleterre, même en cas de victoire, saurait difficilement rapporter à la Russie des avantages équivalens à ses efforts. Quel serait pour elle le résultat du triomphe de l’aigle à deux têtes sur le léopard britannique ? La conquête de l’Afghanistan ? Mais cela seul serait une tâche de longue haleine, et, les Afghans une fois soumis et disciplinés, quel profit en tirerait l’empire ? Quant à la conquête de l’Inde par les troupes du tsar, c’est là une hypothèse trop peu sérieuse pour nous y arrêter. Réussiraient-ils à franchir les monts Soliman et à passer l’Indus, quand les Cosaques et les Turkmènes, devenus les soldats du tsar, feraient boire les chevaux des steppes dans les eaux sacrées du Gange, les Russes ne sauraient, dans ce siècle du moins, s’établir à demeure à Calcutta et à Bombay. Tout ce qu’ils pourraient rêver, c’est d’exciter une révolte contre les Anglais et d’aider à les chasser ; mais, d’ici à longtemps, ils ne seront en état de prendre leur place. La grande péninsule asiatique est un pays trop maritime pour qu’une puissance essentiellement continentale, comme la Russie, y puisse régner en paix à l’encontre des flottes britanniques.

Quand un peuple fait une grande guerre, il exige que le prix de sa victoire soit en proportion de ses efforts et de ses sacrifices. Or, ce prix qu’elle ne saurait trouver dans l’Indoustan, la Russie risquerait