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incendie, insouciance de l’avenir ou un souvenir inconscient de la vie nomade sous la tente ? Dans le café du rez-de-chaussée, des musulmans en turbans, assis, les jambes croisées, sur des bancs de bois, fument la longue pipe ; d’autres se partagent, avec les mains, de l’agneau rôti, servi sur un grand plat de riz. Leur dessert se compose d’un peu de fromage de petit-lait. Ils ne boivent que de l’eau et du café. Ce sont des musulmans de la vieille roche ; l’Occident ne les a pas encore corrompus. Ils sont graves et tristes. Ils ne sont plus les maîtres sans contrôle comme naguère ; mais ils vivent en bons termes avec les Bulgares. Mahomet a eu une inspiration de génie quand il a prescrit les ablutions et proscrit vins et liqueurs. L’observation de ces préceptes, bien mieux que nos sociétés de tempérance, prévient les excès de l’alcoolisme, cette peste moderne qui fait tant de victimes.

Nous parcourons la petite bourgade. La rue principale est bordée d’échoppes ouvertes et basses, à la turque. À l’entrée de la cour qui précède les maisons de ferme, sur des pieux, sont fixés des crânes de chevaux destinés à éloigner les mauvais esprits. L’église bulgare est une petite construction en pisé, très basse et très humble. Elle tâchait de passer inaperçue. Les cloches sont suspendues dans un campanile rustique, formé de quatre perches supportant un petit toit de chaume. La mosquée, au contraire, élève bien haut son minaret pointu, et à côté se trouve l’école turque ; elle a deux salles de classe, mais, ni dans l’une ni dans l’autre, ne se trouve de mobilier scolaire, ni bancs, ni pupitres. Les écoliers sont assis à terre et écrivent sur des ardoises. L’enseignement consiste surtout à apprendre par cœur des versets du Koran. Voici le Hamam, le bain public, avec son dôme surbaissé, tacheté de rondelles de verre épais, en cul de bouteille, par où un jour verdâtre tamise dans la salle de bains. Les ablutions quotidiennes, les bains fréquens à domicile et dans le hamam, voilà encore une excellente pratique qu’il faudrait emprunter aux Turcs ; mais, au contraire, là où les Ottomans sont partis, les thermes tombent en ruines. Dans le faubourg, des Tsiganes qui sont musulmans, habitent des chaumières de roseaux. Les voilà, toujours les mêmes, avec leur teint basané, leurs cheveux crépus, leurs vêtemens de couleur voyante, et leurs nombreux enfans grouillant tout nus dans la poussière : de vrais sudras de l’Inde.

Quand il s’agit de régler l’écot, je reconnais cette probité turque dont on m’a souvent parlé. Notre hôtelier se gratte la tête et fait consciencieusement des additions avec le doigt, dans le creux de la main. Je m’attends à un total ruineux : Il s’élève à 0 fr. 82 ! Nous avions apporté des provisions, mais il nous avait fourni du fromage, des fruits, du café et du foin pour les chevaux.