C’est comme si le pape faisait mettre à l’encan les biens de toutes les églises et de toutes les communautés de la chrétienté. Or tout l’édifice des sociétés musulmanes reposait sur la foi, qui donnait aux fidèles de l’islam l’honnêteté, la bravoure, la charité, le dévoûment sans limites qu’on rencontre encore chez les humbles, soustraits au contact démoralisant de l’Europe. Dans les affaires publiques et privées, nous avons remplacé la vertu par des règlemens, des lois écrites et des mécanismes de contrôle, si parfaits qu’ils font de l’improbité un mauvais calcul. Les Turcs ne connaissent pas cette organisation savante qui tuerait le bakchich, et ainsi, l’antique bonne foi disparaissant, naturellement tout se détraque. Un fait a été constaté chez les populations du Pacifique : on leur apporte notre civilisation, elles en meurent. Nous avons introduit en Turquie ces fléaux économiques, les budgets insatiables, les déficits permanens, la dette qui dévore tout et les impôts sans cesse croissans, et, en même temps, les Turcs n’ont pas compris cette vérité élémentaire que la poule ne peut pondre si on lui ôte sa nourriture et si on la moleste. Ceci me semble indiquer le vrai remède aux maux qui tuent l’empire ottoman et tous ceux qui lui sont soumis. Donnez aux provinces un régime de liberté et d’autonomie qui assure aux rayas la jouissance paisible des fruits de leur travail ; ils cultivent bien ; ils enrichiront le pays, ils rempliront le trésor, et la Porte, pour les comprimer, n’aura plus à livrer ses dernières ressources aux banquiers de Péra.
Qu’on y prenne garde : la chute de l’empire ottoman doit tenir à des causes très profondes. Elle a commencé à la défaite sous les murs devienne en 1683 et, depuis, elle ne s’est plus arrêtée. La Turquie a perdu successivement la Hongrie, la Transylvanie, la Croatie, la Bessarabie, la Serbie, la Grèce, la Valachie, la Moldavie, la Bosnie, la Bulgarie, la Roumélie, la Thessalie, Alger, Tunis, Chypre, Massouah, et aujourd’hui, avec le système « de l’occupation temporaire sous la suzeraineté du sultan, » — une trouvaille ! — l’amputation se fait si facilement que le tronc ne semble point la sentir. Comme le disait jadis Guizot et comme le répètent, presque dans les mêmes termes, les deux chefs du seul pays qui ose s’exprimer franchement en cette matière, M. Gladstone et lord Salisbury, la Porte doit assurer à ses provinces un gouvernement tolérable, sinon elle les perdra une à une, et le sultan n’aura plus qu’à se transporter en Asie. Alors se réaliserait cet idéal exposé ici même par Saint-Marc Girardin, à propos d’un livre d’un Grec éclairé, Dionis Rattos, oublié aujourd’hui, mais très bien accueilli en son temps : la confédération balkanique, avec Constantinople ville libre et port franc.
EMILE DE LAVELEYE.