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COMMENT
S'IMPROVISE UNE CAPITALE

ETUDES SUD-AMÉRICAINES.

C'est un des spectacles attachans auxquels il m’ait été donné d'assister que la fondation de la nouvelle capitale de la province de Buenos-Ayres. J’ai vu en trente mois sortir de terre une ville de 30,000 habitans. La pierre fondamentale a été posée le 19 novembre 1882, et cette cérémonie en plein champ, avec ses fanfares, ses banquets sous la tente, ses discours, ses banderoles aux vives couleurs s’alignant le long de rues imaginaires, dut paraître aussi incompréhensible qu'alarmante aux milliers de moutons et de bœufs à demi sauvages, uniques hôtes de ce plateau agreste. On se figure l'air de curiosité, de surprise et de terreur qui dilatait ce jour-là les expressifs yeux ronds des vaches de la prairie, rangées en cercle aux confins de l’horizon, vers lesquels elles avaient détalé tout d'abord, et contemplant tête baissée, dans une attitude ambiguë entre l’attaque et la fuite, cette bruyante invasion de leur domaine. Pour le premier jour d’une ville, c’est là un groupe de spectateurs peu ordinaire. Si l’instinct qui porte les animaux des estancias à revenir aux lieux où ils ont grandi ramenait vers son ancien pâturage un de ces honnêtes ruminans, quel travail s’opérerait dans sa cervelle devant les transformations accomplies, et comme les desseins de l’homme lui paraîtraient aussi étonnans et mystérieux que le paraissent à l’homme ceux du destin !