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évident, dès les premières résolutions qu'on lui vit adopter, qu'il avait là-dessus des opinions très méditées et très nettes, et qu'il arrivait au pouvoir avec son siège tout fait. Coup sur coup, on apprit que la capitale se bâtirait en plein champ, sur des terrains d’estancia achetés expressément pour cet usage, et que les travaux du port de la Enseñada, dont les marais s’étendaient jusqu'au pied de la nouvelle ville, allaient immédiatement commencer.

La première partie de ce programme était de nature à susciter, et suscita en effet les plus vives contradictions. Quelle idée d’aller s'installer sur un plateau nu comme la main, lorsque tant de villes de 15 ou 20,000 âmes offraient un noyau tout formé et le moyen d'éviter les lenteurs, les désagrémens et les frais d’un premier établissement ! d’un autre côté, quelle faute d’établir la nouvelle capitale à 60 kilomètres seulement de l’ancienne, où tous les membres du haut personnel administratif étaient fixés de longue date et avaient comme pris racine par les goûts, les habitudes, les relations ! On voulait donc fonder une sorte de Versailles, une ville déserte en dehors des heures de bureau, à laquelle certains trains de chemins de fer apporteraient et d’autres retireraient une animation factice, entrecoupée de momens de solitude et de tristesse sépulcrales?

Ces objections et bien d’autres, à ne considérer qu'une moitié du projet qui venait d’être présenté aux chambres et accepté par elles, ne laissaient pas d’être plausibles. Pour les gens attentifs, elles étaient victorieusement réfutées par la seconde moitié. Les dispositions relatives à l’établissement du port donnaient à la conception sa signification précise et permettaient d’embrasser les proportions du plan vraiment grandiose conçu par le docteur Rocha. Au lendemain d’une crise dont sa province sortait battue et amoindrie, au moment même où les vainqueurs se livraient à une joie où il entrait plus de gloriole que de sagacité, les vaincus à un découragement boudeur qui n’était guère plus politique, le nouveau gouverneur prouvait par là que seul il concevait l’espérance et combinait les moyens de réparer si bien la perte qu'on venait de faire, qu'en peu de temps il n’y parût plus. Quelle plus éclatante réponse pouvait-il faire aux reproches adressés à son attitude durant les derniers événemens que de rendre à la province le rang qu'elle avait perdu, sans marchander à la nation les avantages qu'elle venait de conquérir? On n’a pas besoin de dire, en effet, puisqu'il était élu à un moment où le pouvoir exécutif national, maître de tout, même des urnes du scrutin, s’attachait à consolider un ordre de choses établi à main armée, qu'il avait prêté son adhésion à ce qui venait de se passer. Il avait voté comme sénateur la fédéralisation de sa ville natale. Ses compatriotes avaient du mal à le lui pardonner. Pour employer une expression fort en usage dans le pays et qui