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et la vie. Qu’aurait-il dit devant les aveux de nos contemporains, en présence de cette littérature nouvelle qui se vante elle-même d’être « une pathologie des énervés ? » Les problèmes moraux sont devenus problèmes de clinique ; la seule psychologie reconnue est la psychologie morbide ; la névrose joue dans la vie actuelle le rôle de la fatalité antique.

Névrose, tel est le nom médical de cette maladie ; déterminisme, pessimisme, nihilisme, en sont les expressions philosophiques et littéraires. Si ce mal du temps présent sortait des sphères, encore restreintes, où il exerce ses ravages, s’il s’attaquait à l’humanité, non pas dans ses exceptions, mais dans sa généralité, que deviendrait la vie, livrée à ces influences ? Il faut toujours prévoir le cas où la crise aboutirait à un triomphe de ces idées dans les masses, qu’elles assaillent sous toutes les formes de la propagande. Qu’arriverait-il alors ? On a peint souvent la vie antique, tremblant sous le joug mystérieux de la fatalité, redoutant tout de dieux vindicatifs et jaloux, terrifiée au sein de la prospérité par la vision de la Némésis, condamnée au crime, à l’inceste, par la Nécessité qui attirait l’homme prédestiné dans ses pièges inévitables, et en même temps aux expiations les plus terribles, en sorte que son innocence même ne l’absout pas et que des forfaits involontaires lui préparent de formidables châtimens, — jusqu’au jour où le sentiment redressé de la justice redresse l’image des dieux, où le sentiment de la liberté finit par dissiper le cauchemar du Fatum. C’est un cauchemar du même genre qui tomberait sur l’humanité, si l’idée de la fatalité physiologique venait à s’emparer pratiquement de son imagination et de sa raison. Cette fatalité nouvelle aurait les mêmes résultats que l’autre. La volonté, qui a déjà tant de peine à se maintenir à l’état normal, se considérerait comme déchargée de l’effort de vouloir toujours et du souci de vouloir en vain. Pour toutes les erreurs et les fautes de sa faiblesse, elle ne manquerait pas d’excuse ; elle n’aurait qu’à choisir entre les fatalités de l’impulsion, du tempérament, de l’hérédité ; assurée de l’indulgence scientifique des hommes éclairés et de la complicité de l’opinion, elle s’épargnerait du moins la peine d’agir et ferait, elle aussi, « son repos de sa stérilité. » — Ce sont là, je le sais, des conséquences théoriques ; pour passer dans la pratique, de pareilles doctrines rencontreront, à mesure qu’elles s’étendront, une résistance énergique dans l’illusion tenace de la liberté, qui restera longtemps indéracinable, et dans la nécessité de vivre, qui réclame l’action. Théoriques, ai-je dit ? Resteront-elles longtemps en cet état ? Déjà on signale une tendance marquée à s’accommoder à ces idées, à transporter la responsabilité des résolutions et des actes du dedans