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illusion, qu’elle disparaisse à son tour. D’ailleurs, elle ne survivra pas, du moins dans sa forme actuelle et son contenu, à la liberté. Si elle n’est plus une morale d’êtres libres, qu’est-elle ? Ou bien une recette d’expédiens, un art des mœurs, ou bien une science théorique sans rapport avec la réalité, un ensemble de déductions géométriques ; elle peut être tout cela, elle ne sera plus la morale de la conscience et du devoir. Et, d’ailleurs, comment pourrait-on établir ou même concevoir quelque chose de tel dans ces philosophies nouvelles qui étendent, d’un bout à l’autre du monde, l’universelle dépendance des effets par rapport à la cause première, qui n’est elle-même qu’un premier mouvement ? Dès lors, il est clair qu’il ne peut pas y avoir de code du devoir inné, ni en puissance ni en acte, dans l’entendement humain, qui lui-même n’est qu’un fait de nature. Les vraies bases d’une théorie du bien devront être cherchées dans la biologie et la sociologie. Elle se constitue graduellement par les règles d’utilité, successivement reconnues dans toutes les nations civilisées comme les conditions de leur existence et répondant le mieux à l’instinct de conservation des individus et des groupes. Ainsi se développent une à une les lois de la conduite privée et publique, qui ne sont, dans leur humble origine, que des expériences généralisées d’hygiène personnelle et sociale. C’est l’hérédité qui a tout fait ; c’est elle qui a successivement enregistré, dans le cerveau humain, une infinité d’expériences de ce genre ; elle a créé, à l’aide d’un temps presque infini, l’homme moral, aussi bien que l’homme intellectuel et l’homme physique ; elle l’a tiré lentement, pas à pas, du presque néant où gisaient son misérable présent et son précaire avenir ; elle a constitué sa conscience historiquement, pièce par pièce, sans germe antérieur, comme le capital laborieux des âges, avec le résidu des efforts de chaque homme et de chaque génération. Le mystère apparent de la conscience morale est précisément dans sa longue élaboration à travers les siècles sans nombre ; son autorité vient de son ancienneté ; elle date de si loin, qu’on la croit d’origine sacrée. Mais si l’on en défait la trame, en apparence si solide et serrée, on n’y retrouve qu’une quantité de phénomènes accumulés, joints ensemble par un lien qui semble indissoluble, mais qui ne l’est pas plus que toute autre habitude. Sa seule raison de subsister est que ces règles empiriques ont réussi jusqu’ici à garantir, vaille que vaille, l’existence des groupes sociaux et aidé à leur évolution. Mais rien ne peut nous garantir que ces expériences ne seront pas condamnées à leur tour par des expériences nouvelles, et que la conscience qu’elles ont élaborée ne devra pas se dissoudre comme elles. D’ailleurs, elles n’ont plus d’autorité dès que le secret de leur formation est pénétré.