les unes après les autres, toutes les opinions de Bonaparte et de les contredire, toutes ses actions et de les rabaisser. Il y a des maniaques en histoire, comme ailleurs, et c’est une forme particulière de névrose que le délire dont certains cerveaux sont atteints dès qu’il s’agit de « l’homme de brumaire. »
L’obsession chez M. le colonel Yung était depuis longtemps visible : et nous lui devions déjà quelques paradoxes de haut goût ; elle ne lui avait pas encore inspiré de jugement aussi hasardé. Car, enfin, passe encore de nous représenter Dubois-Crancé comme un patriote et comme un législateur habile ; mais vouloir faire de lui tout ensemble un grand caractère, un grand homme d’état, un grand général et même un grand ministre, manifestement ce n’est plus de la critique, ce n’est plus une thèse historique, c’est proprement un cas.
Sans doute, et ce sera ma conclusion, Dubois-Crancé n’avait pas été mis à son point par les historiens de la révolution. Moins heureux que beaucoup de ses contemporains dont ils ont précieusement gardé le souvenir, on ne sait pas toujours pourquoi, il était demeuré dans une obscurité que sa valeur et ses services ne méritaient point. On chercherait vainement son nom dans le précis de M. Mignet, et M. Thiers, qui a si complaisamment noté les moindres faits et gestes des girondins, ne le mentionne même pas à propos de l’amalgame. Au vrai, cependant, et pour peu qu’on y regarde de près, il eut, dans les personnages secondaires, une réelle importance ; une ou deux fois même, à la Convention, il s’éleva jusqu’aux premiers rôles et montra une incontestable supériorité de vues, mais ici doit s’arrêter l’éloge et commencerait l’hyperbole. Qu’on lui dresse une statue, si l’on veut, puisque aussi bien, par le temps qui court, la quantité passe avant la qualité et qu’il faut à la démocratie des héros à sa taille ; qu’elle soit du moins de moyenne grandeur et n’y mettons pas, pour Dieu, trop de bronze. Quand la Bavière n’était encore qu’un très petit état, elle couvrait ses places publiques et ses monumens d’un monde d’illustrations dont le voyageur étonné déchiffrait péniblement les noms ignorés. Ne devenons pas trop Bavarois : n’inventons pas trop de grands hommes ; tâchons plutôt de garder le culte des anciens, des véritables ; aimons-les, eussent-ils le malheur de s’appeler Louis XIV ou Napoléon. C’est encore le meilleur moyen d’en faire surgir de nouveaux et d’entretenir, dans une génération livrée déjà de toutes parts à tant d’influences desséchantes, le feu sacré du patriotisme et de la gloire.
ALBERT DURUY.