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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/687

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l’inconsolable regret de l’enfant disparu. Ici, les plus exquises nuances sont comprises. La douleur de Marguerite n’est pas seulement tendre, elle est respectueuse : une humble femme pleure le dernier de ses maîtres au fond de leur vieux château. Elle le pleure en secret et laisse déborder l’amertume de ses souvenirs.

Le souvenir ! on pourrait dire que Boïeldieu en a été ici le musicien. La Dame blanche se termine par une scène admirable, qu’on doit tout entière à Boïeldieu. Il donna lui-même à Scribe l’idée de la situation. Il trouvait le troisième acte vide : les paysans saluaient leur seigneur par quelques cris de joie, les toques volaient en l’air, et rien de plus. Il fallut davantage au poétique génie de Boïeldieu. Il voulut que Julien d’Avenel se retrouvât, se reconnût lui-même. Il sentit que tout devait fêter l’enfant revenu, et que les choses parfois ont leurs sourires comme leurs larmes. Aussi bien le sourire est près des pleurs dans cette scène attendrissante. Julien entre seul dans la grande galerie. Là se dressent les armures des ancêtres ; là flottent les bannières héréditaires qui ne devaient plus se déployer. Lentement passent les ménestrels, et les drapeaux frissonnent. Les paysans défilent et le chant de la tribu se développe avec la gravité d’un psaume. Que ce chant soit ou non de Boïeldieu, peu importe. Jamais hymne patriotique n’eut plus de majesté. A chaque reprise de cette phrase si tendre et si recueillie, la voix de la patrie pénètre plus avant dans le cœur du jeune homme. Partout, dans les plis des oriflammes, dans l’air même de cette salle où s’est tu longtemps le refrain de ses aïeux, partout les souvenirs s’éveillent et l’enveloppent. Souviens-toi ! souviens-toi ! lui murmure la mélodie fidèle. Il l’écoute longtemps, il la ressaisit peu à peu et l’achève enfin lui-même, mais timidement et tout bas, comme s’il craignait d’en dissiper le prestige délicieux.

Cette scène est une des plus touchantes qui soient au théâtre. Ainsi placée à la fin de l’opéra, elle laisse une impression de douce mélancolie. N’est-ce pas d’ailleurs le sentiment qui domine toute la Dame blanche ? N’est-ce pas à la plus mélancolique de toutes ses mélodies que Boïeldieu demanda comme un adieu suprême ? On conduisit le maître au cimetière avec la romance de Marguerite. Les cuivres attendrirent leur voix pour gémir comme le rouet. L’effet, dit-on, fut poignant. On pouvait chanter sur cette tombe : Tournez, tournez, fuseaux légers ! D’autres mains les ont fait tourner depuis que celle-là s’est glacée, mais jamais avec une plainte plus douce, jamais avec un murmure plus harmonieux.


CAMILLE BELLAIGUE.