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sans laquelle les frégates ne sauraient sortir du port : les passes de la Charente sont soigneusement gardées par les croiseurs anglais.

En ce moment, la Bayadère, détachée à l’embouchure de la Gironde, restait mouillée sur la rade du Verdon. L’empereur, déjà inquiet des dispositions du gouvernement provisoire, charge le préfet maritime de Rochefort, M. le baron de Bonnefoux, de demander au capitaine Baudin s’il voudrait entreprendre de le conduire aux États-Unis. La réponse du commandant de la Bayadère mérite d’être textuellement reproduite.

« Monsieur le baron, écrit le capitaine Baudin, s’il ne s’agissait que de moi, de mon existence, de mon honneur même, je n’aurais pas en besoin d’un seul instant de réflexion pour répondre affirmativement à la question contenue dans votre lettre d’hier soir. Mais il s’agit de sauver à un grand homme, à la France entière, l’humiliation qui serait le résultat d’un insuccès. J’ai donc dû peser mûrement toutes les chances de l’entreprise que vous me proposez et je n’hésite pas à dire que je la crois possible et facile, que je suis prêt à m’en charger.

« Ni la Bayadère ni l’Infatigable, qui sont ici sous mes ordres, n’ont une marche supérieure ; mais le hasard met en ce moment à ma disposition deux magnifiques navires américains, — le Pike et le Ludlow, — qui, par suite de la paix récemment conclue, se trouvent à mes côtés, au bas de la Gironde, tout prêts à faire voile pour les États-Unis. Tous deux ont, par leur rapidité extraordinaire, échappé, comme corsaires, à toutes les croisières anglaises, pendant la dernière guerre. Je les emmènerai avec moi et, s’il le faut, je mettrai l’empereur à bord de l’un des deux. En cas de rencontre, je me dévouerai avec la Bayadère et l’Infatigable pour barrer passage à l’ennemi : je suis bien sûr de l’arrêter, quelque supérieur qu’il puisse être.

« J’ai d’ailleurs un moyen à peu près infaillible de détourner l’attention de la croisière ennemie et de dégager l’embouchure de la rivière : il n’existe qu’un seul cordon de croiseurs ; ce cordon une fois franchi, nous aurons la mer libre. Que l’empereur se hâte donc de venir, dans le plus grand secret, avec le moins de suite et le moins de bagages possible : je l’emmènerai aux États-Unis. Il peut se fier à moi. J’ai été opposé de principes et d’action à sa tentative de remonter sur le trône, parce que je la considérais comme devant être funeste à la France, et certes, les événemens n’ont que trop justifié mes prévisions : aujourd’hui il n’est rien que je ne sois disposé à entreprendre pour épargner à notre patrie l’humiliation de voir son ancien souverain tomber entre les mains de notre plus implacable ennemi. Il y a seize ans, mon père est mort de joie en