Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/800

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà donc toute cette vieille histoire à bas ; si nous en croyons quelques personnes, il n’en reste plus rien debout. Il est vrai que, pour la détruire, il faut entasser des suppositions qui ne laissent pas d’inquiéter un critique raisonnable. Ce n’est pas assez d’admettre que tous les écrivains ecclésiastiques se soient entendus pour nous tromper, ce qui pourrait à la rigueur s’expliquer par l’esprit de secte qui fait commettre tant de fautes et leur trouve si facilement des excuses ; il faut de plus supposer qu’ils sont parvenus à introduire leurs propres mensonges dans le texte des historiens profanes et qu’ils ont fait ainsi de leurs ennemis leurs complices. Mais pour affirmer avec tant d’assurance que les pères de l’église ont menti, que les ouvrages de Tacite, de Pline, de Suétone ont été scandaleusement interpolés, quel argument invoque-t-on ? Un seul, qui fait le fond de toute la polémique : on refuse de croire les faits allégués par tous les auteurs ecclésiastiques ou profanes parce qu’ils ne paraissent pas vraisemblables.

Cet argument, quand on s’en sert avec discrétion, est parfaitement légitime : il est sûr qu’une chose impossible ne peut pas être arrivée. C’est Voltaire qui a le premier largement appliqué à l’histoire ce critérium de vérité, et, en le faisant, il nous a rendu un grand service. Jusqu’à lui les historiens étaient esclaves des textes : on n’osait pas s’insurger contre une affirmation d’Hérodote, de Pline, de Tite Live. Ce qu’on n’aurait jamais cru, si un contemporain s’était permis de l’attester, on l’acceptait sans hésitation d’un ancien auteur. Il semblait vraiment que les gens de ces époques lointaines n’étaient pas de notre chair et de notre sang, et qu’on ne pût pas leur appliquer les règles qui nous guident dans la vie ordinaire. Voltaire fit cesser cette superstition, comme tant d’autres. Il déclara que les historiens de l’antiquité ne doivent pas avoir de privilège, qu’il faut juger leurs récits avec notre expérience et notre bon sens, qu’enfin on ne doit pas leur accorder le droit d’être crus sur parole quand ils racontent des faits incroyables. Il n’y a rien de plus juste, et ce sont les lois mêmes de la critique historique.

Malheureusement ces lois sont d’une application très délicate, et il faut avouer qu’il est fort aisé d’en faire un mauvais usage. Nous rejetons l’incroyable, à merveille ! mais par incroyable qu’entendons-nous ? C’est ici qu’on cesse de s’accorder. D’abord ceux qui apportent à l’étude du passé des opinions toutes faites sont toujours tentés de refuser de croire aux faits qui gênent leurs sentimens : il est si naturel de tenir pour déraisonnable ce qui n’est pas conforme à notre manière de raisonner ! Et même parmi les personnes sans préjugé, sans parti-pris, combien y en a-t-il qui ne soient pas trop pressées de conclure d’elles-mêmes aux autres, et de