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de tous ceux qui voulaient lui plaire, empereurs ou candidats à l’empire, gouverneurs de provinces, magistrats des grandes et des petites villes, mais il fallait le lui rendre de plus en plus piquant en y mêlant, sans cesse, des raffinemens nouveaux. De là tous ces supplices ingénieux qu’on ne se lassait pas d’inventer pour ranimer l’attention de ce public de dégoûtés. Les vieilles et nobles formes du théâtre antique, la comédie, la tragédie, paraissaient fades si elles n’étaient relevées par une saveur de réalisme brutal. Pour rendre quelque intérêt au drame d’Hercule au mont OEta, il fallait qu’on brûlât à la fin le héros sur un bûcher véritable ; on ne supportait plus le mime appelé Laureolus, dont plusieurs générations s’étaient amusées, et qui représentait les démêlés d’un coquin avec la police, qu’à la condition que le principal personnage serait réellement mis en croix et qu’on jouirait de son agonie. C’étaient, à la vérité, des condamnés à mort qu’au dernier moment on substituait aux acteurs, et des condamnés qui appartenaient aux dernières classes de la société. Les gens de cette espèce ne pouvaient guère compter sur la pitié des Romains. Rome, en dépit de tous les changemens de régime, est toujours restée un pays d’aristocratie. La loi y fait une grande différence entre les gens bien nés et les misérables (humiliores et honestiores), et ne leur applique pas les mêmes peines. Quand on punit le riche d’une simple relégation, on enferme le pauvre dans cet enfer, dont on ne sort guère vivant, qu’on appelle le travail des mines (metalla). Pour les crimes plus graves et qui entraînent la mort, l’un est décapité, l’autre jeté aux bêtes ou brûlé vif dans l’arène. Ces différences, dont personne ne songe à s’étonner, ont fini par accréditer l’opinion que sur les pauvres gens tout est permis ; pour eux, la justice est toujours sommaire et la punition terrible. Mais voici le danger : l’habitude étant prise de les expédier sans façon, on étend le même procédé à des personnages de plus d’importance. Tibère s’étant aperçu, après la mort de Séjan, que ses prisons étaient trop remplies, les vida d’un coup en faisant tuer tous ceux qu’il y avait enfermés. « Ce fut, dit Tacite, un immense massacre. Tous les âges, tous les sexes, des nobles, des inconnus gisaient épars ou amoncelés. Les parens, les amis ne pouvaient les approcher, verser sur eux des larmes, ou même les regarder trop longtemps. Des soldats, postés à l’entour, suivaient ces restes corrompus pendant que le Tibre les emportait. » Voilà une scène qui nous prépare à comprendre les tueries des persécutions.

Il est vrai que la politique seule a servi de prétexte à ces exécutions, et qu’on croit pouvoir affirmer qu’elles n’eurent jamais pour cause des opinions religieuses. « Chez les Romains, dit Voltaire, on ne persécutait personne pour sa manière de penser. » C’est aller