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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/906

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Mais je reviens, à l’époque où je vivais en pilote sur le Mississipi. C’était au moment où la navigation à vapeur voyait son importance aller chaque jour s’accroissant. Les navires avaient l’habitude de quitter la Nouvelle-Orléans vers quatre ou cinq heures de l’après-midi. À cette heure, en conséquence, les quais présentaient l’aspect le plus pittoresque : sur une longueur de deux ou trois milles, les steamers s’alignaient, vomissant de grands jets de fumée noire par leurs doubles cheminées, les chauffeurs ayant eu soin, pendant les derniers instans, de brûler quelques morceaux de bois résineux. Chacun des navires en partance déroulait à son avant un pavillon, et quelquefois un autre à l’arrière. Sur toute l’étendue des quais, l’agitation était extrême : passagers accourant les mains pleines de paquets, omnibus et chariots marchant dans toutes les directions, officiers des navires emplissant l’air de jurons variés, toute une cohue papillotante à l’œil se démenait noyée dans un flot de nègres en sueur hurlant des chansons de circonstance auxquelles le cliquetis des crics, le ronflement des grues, servaient d’accompagnement. Un son de cloche : l’heure du départ est arrivée. Simultanément, la longue file de planches qui unissait à la terre ferme les steamers impatiens, se relève et rentre à bord, ramenant ça et là un passager attardé qui se cramponne à belles dents. Plusieurs des navires reculent et entrent dans le fleuve, laissant de grands vides dans la rangée de ceux qui restent. La foule s’entasse sur le quai pour mieux voir. L’un après l’autre, les steamers détachés se redressent, concentrent leurs forces et se mettent en route à toute vapeur, pavillon flottant, tout l’équipage massé sur l’avant. D’ordinaire, ce sont des nègres ; le plus grand d’entre eux, hissé sur le cabestan, agite un drapeau et tous hurlent un chœur immense pendant que les canons donnent le signal du départ et que les milliers de spectateurs agitent en l’air leurs chapeaux en criant : « Hourra ! »

En pareil cas, l’émulation s’impose naturellement. Aussi n’était-il pas rare, à l’époque dont je parle, de voir deux navires se défier à la course et instituer un match des plus palpitans. Alors l’excitation était à son comble et le public se passionnait pour la lutte annoncée, s’imaginant à tort qu’elle présentait de graves dangers. Il n’en était rien, au moins depuis qu’une loi protectrice était venue limiter l’emploi de la vapeur à un chiffre fixe de livres par pouce carré. Pendant une course, le mécanicien ne chômait guère et ne dormait pas. Toujours en alerte, il passait son temps à courir d’un robinet à l’autre et à surveiller sa machine. Le vrai danger, au contraire, était à bord de ces vieilles carcasses aux allures de limaçon, qui laissaient aux mécaniciens tout le loisir de sommeiller pendant que l’eau baissait dans les chaudières. Mais n’importe ; les spectateurs croyaient le contraire, et l’erreur ajoutait un piquant de plus à leur