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L’occasion était cependant belle et le sujet bien choisi. Du plus vaste empire qui soit au monde et du plus ancien ; de la civilisation la plus originale, et la seule qui se soit uniquement développée d’elle-même, sur son fonds, sans jamais avoir subi d’influence que celle de l’accumulation de ses traditions; enfin, de trois cent cinquante ou quatre cent millions de nos semblables, nous ne savons guère que ce que nous en ont appris les récits de voyages. Mais que veut-on qu’un voyageur, un passant, puisse vraiment nous apprendre de la Chine et des Chinois? Si les mœurs d’une de nos provinces, la Bretagne ou l’Anjou, ses coutumes, ses usages diffèrent, et diffèrent beaucoup des usages et des coutumes de la Flandre ou de la Provence, qu’en sera-t-il, qu’en peut-il être, sur un territoire six ou huit fois plus étendu que celui de la France, d’un peuple dix fois plus nombreux? Je sais de fort honnêtes gens qui, pour avoir passé quelques jours à Pékin ou quelques semaines à Canton, n’en ont pas moins sur les institutions et les mœurs de l’Empire du Milieu l’opinion la plus décisive. Mais de quelle confiance dira-t-on qu’ils soient dignes ? Le général Tcheng-ki-tong lui-même ne connaît peut-être qu’un coin de sa propre patrie. Et, à vrai dire, une vie d’homme ne suffirait pas pour explorer la Chine ; étrangers ou nationaux, les voyageurs ne peuvent guère nous y servir que d’introducteurs; et, pour pénétrer un peu avant dans la familiarité d’un grand peuple, il nous faut d’autres intermédiaires. La littérature en est justement un, le plus sûr et le plus naturel, dont nous ne saurions trop regretter que le général Tcheng-ki-tong se soit si mal servi ; — car qui s’en servira si ce n’est un Chinois? Son premier livre était plaisant, mais instructif; celui-ci n’est que plaisant; et quand on s’aperçoit que l’auteur n’y parle pas d’une seule pièce que n’eussent traduite ou analysée les sinologues européens, on est tenté de se demander si peut-être, à mesure qu’il se perfectionnait dans les finesses de notre langue et même dans l’argot du boulevard, il n’aurait pas désappris le chinois?

Il serait bien à souhaiter, et, indépendamment de toute autre considération, dans le seul intérêt de la science, que l’on étudiât de près cette volumineuse, abondante et curieuse littérature chinoise. Ni les poètes, ni les romanciers, ni les auteurs dramatiques n’y manquent, et ce que l’on en a traduit, qui formerait déjà toute une petite bibliothèque, ne peut qu’inspirer le désir d’en connaître davantage. Aucune littérature, je le disais, ne s’est développée plus excentriquement aux nôtres, n’a moins reçu de nous, ne nous a moins donné ; cependant aucune littérature n’offre avec les nôtres de plus frappantes ressemblances, et un Anglais, un Français s’y retrouvent chez eux. Parcourez seulement quelques-unes de ces Poésies de l’époque des Thang que