Dans cette société folle de plaisirs où il n’y a plus ni rang, ni décence, où actrices et femmes de bonne compagnie, mères respectées et courtisanes affichées, se coudoyaient, où l’association conjugale, en vertu de la loi, n’est plus que temporaire, où, suivant le mot du citoyen Cambacérès, « le mariage est la nature en action ; » dans cette société où le bâtard est admis au partage égal de la succession avec l’enfant légitime, la vieille famille bourgeoise se resserre et proteste, surtout en province, par ses mœurs intactes, contre les audaces et les immoralités. Elle refait la vie saine du pays par la solidité de son union et par son attachement au foyer domestique.
Le journal d’André-Marie Ampère, dans ces années du Directoire, nous fait connaître l’exemple le plus attendrissant de mœurs simples et de vertus antiques.
Pendant que dans le monde bruyant des jacobins, ou dans les soirées officielles du Luxembourg, les convenances étaient violées, la décence bannie, les délicatesses froissées, ces qualités restaient vivantes dans des âmes vibrantes de patriotisme, mais que les crimes des violens avaient exaspérées. Un ancien négociant de Lyon, chargé des fonctions de juge de paix, avant le siège mémorable subi par cette malheureuse ville, fut guillotiné le 24 novembre 1793, par ordre de Dubois-Crancé. Doux, fort et résigné, il avait, au moment de monter sur l’échafaud, écrit à sa femme : « Mon cher ange je désire que ma mort soit le sceau d’une réconciliation générale, je la pardonne à ceux qui s’en réjouissent, à ceux qui l’ont provoquée, à ceux qui l’ont ordonnée. Ne parle pas à ma fille du malheur de son père, fais en sorte qu’elle l’ignore ; quant à mon fils, il n’y a rien que je n’attende de lui. Embrassez-vous en mémoire de moi; je vous laisse à tous mon cœur. » Ce fils avait dix-huit ans, et déjà il savait tout. Épris à la fois de poésie et de science, plein de foi dans l’avenir et cependant désespéré des iniquités politiques dont il était témoin, il ne s’était rattaché à la vie qu’en trouvant sur son chemin une jeune enfant qui fut son seul amour. Le journal d’Ampère, à la date du 10 avril 1796, commence par ces mots : « Je l’ai vue pour la première fois ! »
Quel intérieur modeste et sain que celui de cette famille Carron avec ces jeunes filles d’un esprit original et cultivé, rimant des fables, corrigeant les vers de leur ami, lisant une lettre de Mme de Sévigné, une tragédie de Racine, après avoir repassé les bonnets de leur mère et s’être occupées des soins les plus humbles du ménage ! Que de raison et quelle grâce enjouée ! Que de droiture naïve dans ces deux sœurs, Élise et Julie, l’une plus délicate, plus calme, l’autre à l’imagination plus orageuse, prenant parti pour le pauvre Ampère amoureux, tremblant, si intéressant par ses larmes qui sortent