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les révolutionnaires dès qu’elle vit les massacres, le pillage, la tyrannie des jacobins. Dans ses dégoûts comme dans ses sympathies, elle fut très bourgeoise. Cabanis avait bientôt souffert comme elle dans ce qu’il croyait le plus et dans ce qu’il aimait le mieux. La prison, l’échafaud, le suicide, lui enlevaient chaque jour ses amis. L’abbé Laroche était arraché à l’affection de Mme Helvétius, et Cabanis lui-même n’était sauvé que par la reconnaissance qu’il avait inspirée aux habitans d’Auteuil, dont il était le médecin.

Cependant ces derniers représentans du XVIIIe siècle ne perdirent pas la foi dans l’humanité et dans un meilleur avenir. Ils crurent d’abord en Bonaparte, Cabanis surtout. Le grand séducteur avait désiré rendre visite, après le 18 brumaire, à Mme Helvétius. « Général, lui avait-elle dit, en se promenant avec lui, vous ne savez pas combien on peut trouver de bonheur dans trois arpens de terre. » Un an après, elle mourait ; son dernier mot était pour Cabanis, qui baisait ses mains déjà froides, en l’appelant : « Ma bonne mère ! » Elle répondit : « Je la suis toujours. »

La mort de cette excellente femme, qui avait ajouté à l’art si difficile de plaire l’art supérieur de se faire aimer, n’avait pas dissous la réunion à laquelle son charme avait présidé. La société d’Auteuil devint un cénacle. C’est elle qui, dans les années silencieuses de l’empire, resta comme une protestation, au nom des illusions déçues ; c’est elle que Bonaparte, devenu le maître du monde, poursuivait de ses sarcasmes, en appelant idéologues ces bourgeois penseurs et écrivains devenus prêtres d’un temple abandonné un moment, mais prêt à se rouvrir.

Ils se reconnaissaient à ce signe ineffaçable qu’ils conservaient les traditions de 1789, qu’ils étaient les apôtres de la raison et de la science et ne voyaient pas de bornes aux progrès de l’esprit humain. C’étaient Cabanis, Tracy, Volney, Gérando, Ginguené, Thurot, Andrieux, Laromiguière, Daunou, Maine de Biran, Gallois, Fauriel.

Cabanis était le lien entre ces esprits distingués ; de leurs entretiens, de leurs réflexions sortait ce beau livre, qui produisit un effet considérable : Rapports du physique et du moral de l’homme.

Une femme d’une exquise beauté et d’une intelligence rare passait à travers les conversations de ces sages. Nous avons nommé Charlotte de Grouchy, sœur de Mme de Condorcet. Cabanis l’avait épousée pour obéir aux volontés suprêmes de Condorcet, qui lui avait légué le soin de sa famille et le dépôt de ses écrits. Ayant plus d’âme que ceux qui l’accusaient de ne pas y croire, il vivait dans la quiétude entre la femme qu’il adorait et une amitié dont la tendresse délicate comprenait sa nature parfaite, l’amitié de Fauriel. Pour exprimer cette fleur de bonté, de douceur qu’il avait reconnue dans le