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Je parle d’un poète ayant appris la musique, la goûtant et la pratiquant, non point seulement en état d’écrire une tragédie, mais au besoin, d’en composer aussi la symphonie. Le Viennois Grillparzer fut cet homme. On a de lui des quatuors et divers morceaux de chant qu’il s’improvisait à son piano, le soir, au gré de ses dispositions morales, tantôt une ode d’Horace, Integer vitæ, tantôt un lied de Heine, le tout sans grande originalité et n’offrant d’ailleurs d’intérêt que celui qui s’attache à la personne de l’auteur, mais excellent comme témoignage d’éducation. C’est assez de ce style sincère et correct, de cette écriture vous rappelant la main d’Haydn pour sanctionner l’autorité du poète ou de l’esthéticien, chaque fois qu’il lui conviendra d’invoquer la musique dans ses vers, ou d’en discourir dans sa prose. Grillparzer n’a point fait de livre d’esthétique musicale, mais on peut dire que la musique est la mère de ses vers et de sa littérature : il a semé un peu partout à la manière de Jean-Paul des idées concordantes, qui, tout éparses qu’elles soient, donnent à réfléchir et, ramassées en gerbe, formeraient un corps d’ouvrage.


I.

Mais avant d’aller plus loin, arrêtons un instant pour répondre au lecteur qui nous demande ce que c’était en somme que ce Grillparzer, qu’on ne connaît chez nous ni par traduction ni par commentaire. Byron disait de lui qu’il avait un nom bien difficile à prononcer, mais auquel la postérité s’habituerait. Grillparzer fut un Autrichien de génie, qui, au lieu d’écrire son théâtre et ses livres en tchèque ou en slovaque, les a faits en allemand, ce qui est cause que l’Allemagne ne l’a jamais adopté. Entre l’Allemagne et l’Autriche les antagonismes ne se comptent pas, et tous les Bismarck du monde et tous les Kalnoky y perdront leur diplomatie. Antagonismes de nationalité, de religion, d’intérêts politiques et de culture ; dirai-je aussi antagonisme de littérature ? Je n’oserais, attendu que jamais, au bord du Rhin, du Mein ou de la Sprée, on n’admettra qu’il existe une littérature au bord du Danube.

À ce tort d’être né en Autriche Grillparzer en joignait un autre ; il s’y localisa et mit sa gloire à s’identifier avec les traditions historiques, les grands hommes et la nature pittoresque d’un pays dont il resta toujours l’enfant exalté, attendri, attristé, douloureux et casanier. L’Europe n’aurait pu le connaître que pur l’intermédiaire de l’Allemagne, et l’Allemagne lui tournait le dos pour bien des raisons, dont la moindre était cette répugnance qu’inspirait alors aux esprits libéraux toute provenance d’un empire soumis à