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La bande infâme a pour chef l’homme que la jeune fille adore, ce Jaromir, qui n’est autre que son propre frère enlevé au berceau par des bohémiens et qui, parricide inconscient, vient de frapper le comte dans la mêlée. On rapporte le vieillard expirant, Bertha perd la raison et son frère Jaromir, arrêté au seuil de l’inceste par l’apparition du fantôme, n’échappe au bourreau qu’en se poignardant. Tragédie de la faute et du châtiment qui se termine par l’extermination de toute une race. Est-ce bien une tragédie? Disons plutôt mystère, légende, conte fantastique, complainte; quel que soit le mot, il y a talent et génie; Schiller signerait cela, sinon Goethe ; et Victor Hugo, s’il lisait encore, s’étonnerait de ce précurseur inventant Hernani en 1817. L’effet chez Grillparzer a moins d’éclat, mais il est plus profond, plus rapproché de nous, plus subjectif. Faites représenter ce drame par la troupe de l’Odéon dans une de ses matinées littéraires à prix réduit, et vous verrez la terreur qu’il enferme. Ce qui surtout nous manque aujourd’hui, endeçà de la rampe comme au-delà, c’est le naïf. Je ne dis pas qu’on doive aller au spectacle comme les enfans vont à Polichinelle : il n’en est pas moins vrai que le théâtre vit d’émotions simples, de poésie, et qu’il meurt de bel esprit» de virtuosité, de pièces « bien faites, » de reconstitutions historiques et de bric-à-brac.

Aimez-vous les appendices d’œuvres complètes ? Rarement on se donne la peins d’y aller voir, ce que j’appelle une coupable négligence, car bien souvent, et c’est ici le cas, ces coins obscurs méritent d’être inventoriés. Sans parler d’un Hannibal, dont quelques scènes seulement sont écrites, une entre autres où je relève ce vers :


Hannibal dans sa chute emportera Carthage,
Scipion peut mourir, Rome subsistera.


Laissons de côté Libussa, la Fille de Tolède, etc., prenons l’étude dramatique ayant pour héros l’empereur Rodolphe, et qui nous peint l’état de l’Autriche aux environs de la guerre de trente ans. Les Turcs au dehors menacent l’empire ; au dedans, les troubles religieux. Chaque jour le protestantisme gagne du terrain ; il s’agit de pactiser avec la foi nouvelle ou de l’écraser. Rodolphe ne sait se résoudre, il temporise et délibère. C’est un Hamlet. Catholique el souverain, il hait d’instinct le protestantisme, qu’il envisage à la fois comme une erreur religieuse et comme un principe hostile à l’idée monarchique ; d’autre part, son cœur et son esprit se font scrupule d’employer la flamme et le fer; soucieux, mécontent de ce qui l’entoure, assailli de doutes, il s’isole en lui-même, oubliant l’empire.