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je goûtais un plaisir extrême aux mélodies élémentaires qu’amenait la résolution de ces accords. » Plus tard, beaucoup plus tard, vint le contre-point : « Ce fut le tour des franches études et des progrès sérieux ; il est vrai que j’y perdis toute fraîcheur d’inspiration. » Du reste, pour se rendre bien compte du double caractère fantaisiste et technique de cette formation de l’artiste en tant que musicien, il faudrait lire une nouvelle du poète intitulée : le Vieux Ménétrier. Son aversion du piano, son goût obstiné pour le violon, qu’il adorait peut-être parce que ses parens s’entêtaient à lui tenir les doigts sur le clavier, ses misères d’enfance grandes et petites, ses joies, ses rêves, ses fluctuations, vous retrouverez tout cela dans le récit dont je parle, un de ces « opuscules » où se trahit la main d’un maître.

L’auteur nous raconte l’histoire d’un de ces pauvres diables à qui rien n’a réussi et qui, de déception en déception, s’acheminent doucement vers la tombe, ne se plaignant jamais, contens d’eux-mêmes et du fond de leur propre dénûment venant en aide à de plus misérables. Mettez un pareil individu entre les mains d’un romancier naturaliste, il en fera ce que, dans le joli langage du moment, on appelle : « un raté. » Ne voyant ni plus haut ni plus loin que son horizon du boulevard, il appuiera sur le côté grotesque, négligeant la note sensible ; au lieu de compatir humainement, il saisira cette occasion de se tailler un succès en exécutant une cabriole sur le tremplin du Lacrymœ rerum. L’habileté du poète est, au contraire, de nous intéresser à ce pauvre hère et de nous le rendre de plus en plus sympathique en nous initiant à sa parfaite médiocrité d’homme et d’artiste.

Grillparzer rencontre son personnage dans une de ces kermesses viennoises, où, sous prétexte de gaîtés champêtres, toute une population s’empiffre de pâtisserie et de polkas. Aux rives du Danube bleu, point de bonne fête sans musique : orchestres en plein vent, bandes militaires, orgues de Barbarie, solistes enragés s’escrimant sur leurs harpes, leurs guzlas, leurs clarinettes et leurs tympanons.

« Comme je me hâtais de fuir cette horrible cacophonie, j’aperçus une espèce de violoneux travaillant dans l’ombre à l’écart. C’était un vieillard d’environ soixante-dix ans, long et sec, vêtu d’une souquenille usée, mais point malpropre, à l’air satisfait de lui-même et se souriant; il se tenait debout, sa tête chauve découverte, son chapeau à ses pieds en guise de caisse, le corps ployé ; lui et son pauvre vieux violon ne faisant qu’un, il s’évertuait d’enthousiasme et son pied battait la mesure. Ce qu’il jouait ne saurait se définir ; c’était une suite de notes sans cohésion, mais que