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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/367

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insensé, qui fais ce rêve, au réveil que me restera-t-il? La nuit ! » Il avait l’amertume des désenchantés; point méchant, ni malveillant, mais ne se refusant aucun sarcasme, fût-ce à l’endroit des plus illustres. A quelqu’un qui vantait le style de l’Iphigénie de Goethe: « j’y consens, répondait-il, un très beau style de chancellerie que naturellement Thoas, en sa qualité de grand chambellan, devait parler à la cour du roi de Tauride ! » Des excentricités bruyantes de certains modernes, il disait: «La génialité sans génie et souvent même sans talent, voilà le fléau ! » Des musiciens qui se travaillent vers le compliqué : « La peur qu’ils ont de faire plaisir leur fait composer de la musique d’hôpital ! » Mais cela ne dépassait guère l’épigramme, et, comme chez notre Nodier, la bienveillance était au fond de son hypocondrie.


IV.

La vie, d’ailleurs, ne l’avait point si maltraité ; fort jeune, il avait enlevé, coup sur coup, deux succès éclatans. Il est vrai qu’à Vienne le théâtre littéraire n’a jamais enrichi personne. n’importe, un emploi officiel aidait au train-train quotidien ; et, grâce à l’activité du fonctionnaire, le poète eut ses coudées franches. Existence en somme très sortable, où le travail de la pensée eut toute latitude, et que, sur le tard, les honneurs couronnèrent. De passage à Vienne, en 1861, j’eus l’occasion de rencontrer Grillparzer chez M. de Schmerling, qui venait de le faire sénateur. C’était alors un alerte vieillard de soixante et onze ans, à la physionomie mobile : au repos, vous y lisiez la sympathie et la réflexion ; puis, en causant, le regard, un peu terne, s’animait, la voix s’accentuait, point vibrante pourtant, presque timide, comme chez les natures délicates; et quelle culture d’esprit ! Il avait voyagé partout, savait l’Europe et l’Orient. Nous passâmes de la Grèce d’Homère et d’Eschyle au Paris de la restauration et de la monarchie de juillet. Sur notre littérature de 1830 il évitait de se prononcer ; en revanche, nos classiques étaient ses dieux. Racine surtout, qu’il plaçait dans son admiration immédiatement au-dessous de Mozart. Notre Conservatoire, nos théâtres de musique l’enchantaient, particulièrement l’Opéra-Comique, où se jouait encore alors le répertoire des anciens maîtres : Grétrv, Monsigny, Dalayrac, ses délices. Quant à l’Académie royale, c’était autre chose ; trop de spectacle et trop de bruit. La Juive et Robert le Diable lui semblaient des toiles de magasin brossées en vue d’une exploitation funambulesque. Même sur les Huguenots, il montrait des réserves. A son gré, la partition ne commençait qu’au duo du