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cette Marion Delorme, ce Barberousse, jusqu’à ce Torquemada, jusqu’à ce Ferdinand et cette Isabelle ? Voulez-vous les débaptiser, les changer d’habits et de logis et détacher quelques paillons de leurs discours ? Vous pourrez délier ensuite l’historien le plus sagace de les reconnaître ou de se douter seulement que ce sont eux. On a vu ce qu’offrait le partisan de la nature, on voit ce que présente le partisan de l’histoire : idées pures, monstres et masques, voilà tout le personnel du drame romantique, toute la troupe du théâtre de Hugo,

Enfin ces semblans d’hommes, sur les planches, ne sauraient avoir les exigences de personnes humaines, ni leur indocilité. Des personnes humaines voudraient que l’auteur les fît agir et parler de telle sorte, entrer et sortir, s’arrêter et marcher, s’irriter et s’apitoyer selon leur caractère et leur passion, selon la situation ; elles refuseraient de faire autrement. Rien de pareil avec ces simulacres : laissés à eux-mêmes, ils demeureraient inertes ; l’action n’est pas déterminée ni réglée par eux, mais par le caprice de l’auteur, qui la ralentit ou la précipite, la complique ou la dénoue, la fait piétiner sur place ou la mène en zig-zag à son gré. Faut-il citer des exemples ? Cromwell, déguisé en factionnaire, reste à bavarder devant sa porte avec un des conjurés qui s’attarde, pendant que les autres parcourent librement son palais : il est venu là, cependant, après avoir pris la peine de faire boire un narcotique à Rochester, et l’on ne sait pour quelle raison il court cette aventure. Marion et Didier, fuyant la police, perdent le temps à se redire des douceurs ; mais ils s’engagent dans une troupe de comédiens. Hernani, pendant que don Carlos éveille ses archers, roucoule aux pieds de doña Sol ; en revanche, il va pour conspirer jusqu’à Aix-la-Chapelle. Il refuse de céder à Ruy Gomez, en échange de la vie et de doña Sol, le plaisir de satisfaire sa haine ; un moment après, il lâche cette haine ; et de même, à la fin, il lâche son amour. Charles-Quint, dès qu’il apprend la mort de son aïeul et qu’il devient candidat à l’empire, passe la nuit à faire l’école buissonnière, comme un étudiant amoureux. Triboulet, par contre, au lieu de jeter à l’eau ce qu’il prend pour le cadavre du roi et de s’enfuir, frappe sur le funèbre sac comme sur une tribune pour traiter la question de l’équilibre européen. Lucrèce Borgia, ayant dit à son mari qu’elle part pour Spolète, vient à Venise tranquillement comme une petite bourgeoise ; en retour, elle n’a pas le moyen de sauver son fils, qu’elle a laissé tomber dans un de ses pièges. Marie Tudor, pour perdre son favori, est obligée de s’entendre avec l’ouvrier Gilbert et de déclarer sa honte devant toute sa cour ; après quoi, pour le retirer des mains du bourreau, elle va et vient inutilement de son palais à la tour de Londres. Catarina, la grande dame vénitienne, n’échappe à une mort clandestine que grâce à une courtisane qui perce les murs et reconnaît le crucifix donné autrefois par sa mère. Don Salluste, ce politique, n’invente rien de plus