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tout au plus pour une étroite intimité, les souvenirs que m’a laissés une longue et laborieuse carrière. Homme public pendant plus de quarante ans, je n’ai jamais évité ni recherché la publicité ; homme privé, je n’ai plus rien désormais à démêler avec elle ; et si, contre toute attente, cet écrit devait tomber quelque jour en des mains auxquelles il n’est point destiné, je préviens d’avance qu’on n’y trouvera rien de ce qui plaît aujourd’hui, rien de ce qui fait le succès des compositions de ce genre.

J’ai vécu plus de soixante et dix ans ; j’ai traversé plus d’une époque de désordres, de malheurs, de crimes ; Dieu ne m’a épargné ni les épreuves ni les revers ; il m’a fait la grâce de ne jamais méconnaître ni la sagesse de ses voies, ni l’excellence de ses œuvres.

J’aime la vie, je l’aime et la cultive, comme Montaigne, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer ; j’en ai joui dans mon enfance, dans ma jeunesse, dans mon âge mûr, j’en jouis encore dans ma vieillesse, avec douceur et reconnaissance. Je ne regrette rien de ce que le progrès des ans m’a successivement enlevé ; j’éprouve qu’à vivre longtemps on gagne en définitive plus qu’on ne perd, et qu’en sachant être de son âge et de son temps, à mesure que l’homme extérieur se détruit, l’homme intérieur se renouvelle.

On ne trouvera donc ici ni misanthropie, ni mélancolie ; on n’y trouvera ni dégoût de l’existence, ni dédain des choses d’ici-bas ; on n’y trouvera pas même cette teinte de tristesse contenue et de résignation virile qu’inspiraient à Gibbon la fin de son œuvre et le soir de sa vie. Je n’ai point élevé comme lui un monument durable et dont mon âme ait peine à se détacher.

On n’y trouvera, non plus, ni révélations malveillantes, ni récriminations.

Né dans le sein d’une famille justement honorée, entré par alliance dans une famille justement célèbre, appelé naturellement à faire nombre dans l’élite de la société, soit au dedans, soit au dehors de mon pays, je n’ai connu intimement que des personnes qui valaient mieux que moi, et à qui je dois le peu que je vaux. Tour à tour l’un des chefs d’une opposition modérée, ministre, premier ministre, j’ai été, comme tout autre, injurié, calomnié, outragé ; je l’ai peut-être été moins que tout autre ; ces injures, ces calomnies, ces outrages, n’ont jamais porté atteinte à ma considération personnelle ; on a toujours pensé de moi plus de bien que je n’en pense moi-même. J’ai rencontré des adversaires, je ne me sais point d’ennemis. J’ai en des amis, — j’en conserve encore, Dieu merci, — des amis dont l’affection m’est chère, qui m’ont rendu de grands services, dont je n’ai jamais en à me plaindre. Par tous ces motifs, je serais inexcusable, béni surtout comme je l’ai été