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mésalliance. On rappelait l’opposition entre le maréchal de Broglie et M. Necker, en 1780 ; il semblait que nos deux familles fussent des Capulet et des Montaigu ; mon oncle Amédée, à qui j’avais des obligations réelles et récentes, me traitait d’ingrat ; bref, la rumeur était extrême et croissait d’heure en heure.

Je tins bon. Le mariage fut convenu et rendu public, dès le lendemain de l’arrivée de ma mère, et ne fut différé qu’en raison d’arrangemens de fortune qui dépendaient de la restitution de deux millions prêtés généreusement à l’état par M. Necker. Je reviendrai sur ce sujet.


II

Les derniers jours de 1814 et les trois premiers mois de 1815 s’écoulèrent pour moi rapidement. Je me couchais tard et me levais de grand matin ; j’étudiais avidement durant une partie de la nuit et la première moitié de la matinée, ne négligeant rien pour me rendre digne de la position qui m’était échue : politique, jurisprudence, économie politique, finances, administration, je dévorais tout, un peu à la hâte et pêle-mêle ; midi venu, je partageais le reste de la journée entre la société de Mme de Staël et les séances des chambres.

Mme de Staël, en retrouvant son cher Paris, après dix années d’exil, était lancée dans le très grand monde. Accueillie, recherchée même à la cour et chez les ministres, ménagée dans le faubourg Saint-Germain, son salon était le rendez-vous de tous les étrangers que la restauration attirait à Paris. Ce n’était pas ce qui m’en plaisait le plus. Dans la position où se trouvait la France, tout commerce avec les étrangers, quels qu’ils fussent, me répugnait à certain degré, si fort même que je me félicitai, mon mariage n’étant point encore déclaré, de n’être point appelé, comme membre de la famille, à la fameuse entrevue de l’empereur Alexandre et de M. de La Fayette, entrevue ménagée, comme on le sait, par Mme de Staël et dans son propre salon ; je l’ai souvent regretté depuis.

Parmi les étrangers que je rencontrai dans ce salon figuraient, au premier rang, le duc de Wellington, M. Canning, sir James Macintosh, lord Harrowby et M. de Humboldt.

Le duc de Wellington m’inspirait, tout ensemble, de l’éloignement et du respect. C’était, pour le fond même du caractère, un véritable Anglais, un Anglais de la vieille roche, un esprit simple, droit, solide, circonspect, mais dur, raide et un peu étroit. Du reste, sa position comme sa renommée formait un contraste étrange avec la galanterie gauche et pressante qu’il affectait auprès des