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— Mais, dira-t-on, il y a des exceptions à cette loi. Toute douleur particulière n’est pas nuisible à la vie, tout plaisir particulier n’est pas utile. L’ivresse, par exemple, quoique nuisible, est pour beaucoup de personnes agréable. — Les partisans de la sélection naturelle ne seront pas embarrassés pour répondre. Comme le remarque le physiologiste Fick, si toutes les sources et rivières laissaient couler naturellement de l’alcool au lieu d’eau, il serait arrivé de deux choses l’une : ou bien, dans ce milieu ainsi modifié, tous les hommes auraient fini par détester l’alcool et par le fuir instinctivement, comme les animaux fuient les poisons ; ou bien nos nerfs se seraient organisés par sélection de manière à supporter l’alcool impunément.

On a objecté aussi la vive douleur du mal de dents, qui ne semble pas pourtant mettre notre conservation en grand danger. Mais les dents avaient une grande importance pour nos ancêtres anthropoïdes ; ils ne s’en servaient pas seulement pour la mastication, mais pour une foule d’usages. Sans la douleur, l’être vorace serait exposé à mâcher des objets trop durs et à briser un organe utile. Enfin et surtout les dents sont un organe soumis à la volonté, et c’est une loi générale que tous les organes sur lesquels la volonté a un pouvoir de direction soient sensibles. Les avertissemens de la sensibilité ne sont demeurés inutiles que pour les organes qui fonctionnent automatiquement.

M. Schneider a une telle confiance dans la sûreté du mécanisme naturel, au moins pour la généralité des cas, qu’il en viendrait volontiers à croire, avec Rousseau et Fourier, que la nature ne se trompe pas quand on l’abandonne à elle-même. « A l’état normal, dit-il, les sentimens vont toujours à leur vrai but ; les erreurs ne viennent que de l’état maladif, surajouté à la nature par la civilisation. Chez l’homme naturel et sain, les sentimens sont sains, en sorte qu’à chaque idée est lié un sentiment d’une intensité correspondante et convenable. » Les rapports anormaux se rencontrent surtout chez les hommes cultivés, principalement chez ceux qui sont malades par leur faute ou par celle de leurs ancêtres. « Les passions sont bien moins répandues dans la population saine et simple des campagnes que chez les habitans très civilisés des grandes villes. La conduite pratique, droite, bonne, dépend bien plutôt de la santé du corps que de la santé de l’intelligence. » Aussi M. Schneider se montre-t-il, comme M. Spencer, assez dédaigneux de l’instruction intellectuelle et de la force des idées.

Ici commencent, à notre avis, les exagérations de la théorie darwiniste. Sans doute, une fois produit un mécanisme de plaisirs utiles à la vie, il s’est transmis par hérédité et est devenu presque