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sédentaire trouve son couvert mis. Tant que l’espace à conquérir est libre, le bœuf a donc son utilité, il a pour son maître une autre valeur que celle de sa dépouille ; valeur variable suivant l’emploi qu’on en peut faire ; elle est grande aujourd’hui dans la savane et la pampa qui offrent de grandes surfaces à conquérir, mais à l’époque où l’Indien les fermait et les défendait, elle était fort réduite ; aussi le bétail, trop abondant et inutile, était-il alors une sorte de gibier offert au premier occupant. C’est ainsi qu’on le traitait à la fin du siècle dernier dans ces deux régions. Les moyens très primitifs de le chasser sont restés légendaires. Les gauchos à cheval, armés de demi-lunes en fer, emmanchés d’un long bambou, cernaient les troupeaux en liberté dans la plaine, et, au galop de leur cheval, atteignaient, l’une après l’autre, toutes les bêtes qui le composaient ; sans s’arrêter, ils les frappaient au jarret, et quand un nombre suffisant de victimes couvraient la plaine où elles se débattaient dans leur impuissance, quelques hommes mettaient pied à terre, les frappaient mortellement à la nuque et les écorchaient, emportant la peau et laissant pourrir au soleil les chairs inutiles.

Cette destruction, d’une part, et les longues guerres civiles de ce siècle, ont en raison de ce trop plein des troupeaux ; de vingt millions de têtes que l’on supputait au XVIIIe siècle, le nombre s’est réduit de telle manière qu’il devenait insuffisant, même pour faire son œuvre de colonisation, et que les moutons réunis en troupeaux ne trouvaient plus devant leur nombre toujours croissant les espaces qu’ils exigeaient : il vint à tomber, il y a dix ans, à quatre millions ; l’éleveur pampéen ne s’occupait plus de ce bétail, auquel le terrain à coloniser manquait et qui ne donnait plus que de minces profits. Aujourd’hui, les choses se sont modifiées. L’Indien a été vaincu et dépossédé de la pampa, une campagne très heureuse a définitivement assuré à l’éleveur la possession paisible des vastes plaines qui jusqu’ici lui étaient fermées, et la sécurité de celles qui de temps à autre étaient envahies. Le gros bétail trouve devant lui le désert libre, — désert de 20,000 lieues carrées d’un seul tenant, — les grands espaces favorisent la multiplication, les troupeaux qui en disposent en liberté doublent en trois printemps. La progression a été telle qu’à l’heure actuelle la pampa argentine contient 20 millions de bêtes à cornes, que rien ne s’oppose à ce qu’elle en possède 40 millions dans quatre ans : devant cette production spontanée qu’aucun consommateur n’utilise, que l’éleveur ne peut que surveiller sans pouvoir l’arrêter ni l’employer et qui prend les proportions d’un torrent de viande, tous les débouchés se ferment à la fois : personne ne se présente pour consommer ce quart des troupeaux, croit annuel qu’il faudrait employer et que