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l’indépendance personnelle, n’est ignoré de personne. Comme poète lyrique, Ralph Waldo Emerson est moins célèbre hors de son pays et c’est du poète seulement que nous voulons parler ici : le cadre de cette étude étant trop restreint pour que nous abordions le vaste champ des œuvres en prose et des leçons publiques auxquelles M. Stedman a consacré une partie de son livre. La distinction générale très juste qu’il établit entre la méthode du poète et la méthode du philosophe, lesquels cherchent l’un et l’autre l’âme des choses, mais par des procédés tout opposés, peut être retournée contre l’auteur de Merlin et de Monadnock. Celui-ci resta toute sa vie dans un état d’indécision entre les deux méthodes. De fait, sa prose, aux sublimes images, est pleine de poésie, mais seuls, sans doute, les penseurs d’un tempérament poétique goûteront ses vers. Ils représentent l’aveu d’un grand esprit qu’il y a des choses divines qui ne peuvent être rendues que dans la langue des dieux. Aucune diversité malheureusement dans le but ni dans la forme : l’unique souveraine d’Emerson fut la pensée, la pensée pure. Il était d’avis qu’une belle pensée implique forcément une expression musicale, que l’imagination éveillée suggère toujours le mot juste quand il s’agit de la rendre ; que le secret du Ion est au cœur même du poème. Du reste, trop de spéculation, trop d’esthétique et point de mouvement ; toujours et partout l’idée de l’âme, dont les formes de la nature ne sont que les symboles créés. De même que, dans ses premiers Discours, il reconnaît deux entités : la nature et l’âme ; de même il crut jusqu’à la fin que l’art n’était que l’union de la nature avec la volonté de l’homme, la pensée se symbolisant avec l’aide de la nature. Son poème de Brahma est une exposition de la vérité possédée par l’antique Orient et que ne dépasseront jamais nos plus savantes recherches ; la lumière asiatique y éclaire l’idée de Platon que chez tous les peuples certains esprits reconnaissent une unité fondamentale et perdent dans un Être tout sentiment de leur être. L’aridité de la théorie disparaît d’ailleurs chez Emerson sous la grâce de descriptions qui n’ont rien de didactique.

Woodnotes, les chants des bois, débordent d’une véritable extase mêlée à certain tour agreste qui se retrouve dans May Day, d’un moins haut vol, mais où le printemps se révèle dans sa communion avec le poète. Le Problème associe noblement l’art et la religion. Emerson excelle dans le choix des épithètes ; les mots bien frappés semblent lui venir sans effort, par instinct ; en même temps, sa poésie répond aux besoins modernes de l’imagination ; une sorte de prescience lui fait devancer Darwin et « donner de l’éperon aux recherches de Tyndall. » Dans le Sphinx, le premier poème de son premier recueil, il subordonne la conservation de la force, l’évolution de l’atome primordial à sa foi mystique dans une large