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œuvre, c’est ce qu’on peut contester. Les deux grands sophistes, et surtout leurs disciples, eurent certainement les yeux beaucoup moins tournés vers la théorie que vers la pratique. Le scepticisme, à le prendre pour une manifestation de la pensée philosophique, pourrait bien n’avoir tenu qu’une place assez secondaire dans leurs préoccupations. Ils furent avant tout de très habiles gens, qui surent comprendre les besoins de leur époque et profiter du changement profond survenu dans l’état politique et social de la Grèce.

La démocratie partout triomphante, la parole publique devenue par suite l’instrument nécessaire de quiconque voulait acquérir une part d’influence dans les affaires de la cité, — voilà, selon nous, la cause essentielle de la sophistique. Platon a bien pu nous montrer dans Protagoras le théoricien pour qui la science n’est que la sensation, et définir le sophiste un fabricant de fantômes : Platon est un spéculatif et ne se préoccupe guère que de ce qui intéresse la spéculation. Même pour lui, le sophiste est surtout un chasseur et un chasseur de jeunes gens. Le but de cette chasse est d’enseigner la vertu moyennant salaire. La vertu dont il s’agit, c’est la vertu politique, celle qui rend capable de diriger l’état : la vertu des Thémistocle, des Périclès, des Thucydide. Vertu d’ordre inférieur, que Platon ne croit pas objet de science, qui ne peut se transmettre par les procédés réguliers de la démonstration et de la dialectique, et qu’il assimile, non sans un ironique dédain, à l’inspiration des poètes. Cette vertu, qui ne saurait rendre raison d’elle-même et qui se meut tout entière dans le domaine de l’apparence et du vraisemblable, suffit au démagogue, car elle donne la toute-puissance dans l’agora. C’est elle que les sophistes colportent de ville en ville et dont ils vendent les secrets. Son instrument est la rhétorique ; les sophistes n’en sont pas les inventeurs, elle est née en Sicile ; mais Gorgias a probablement recueilli et perfectionné les procédés des premiers rhéteurs siciliens. Il y a maintenant un art de la parole indépendant de ce que la parole doit exprimer. On a déterminé la place, le rôle, le caractère de chacune des parties, de chacun des organes du discours ; exorde, narration, preuves, confirmation, sous-confirmation, réfutation, sous-réfutation, sous-démonstration, louanges détournées, attaques indirectes ; on sait être tour à tour aussi bref et aussi long que possible sur le même sujet ; on connaît à fond les nuances les plus délicates qui séparent les synonymes, la force des répétitions, la grâce des sentences, la séduction des images. Quelles pensées, quelles doctrines vont s’adapter à ces compartimens, revêtir cette langue affinée et brillante, se traduire par ces mots dont le sens est désormais fixé avec une si minutieuse précision ? A la rigueur, il n’est pas nécessaire que la parole exprime quelque chose, ou, du moins, un minimum de