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doit rester une exception. Si c’est là de la littérature, je demande pour l’autre un nom moins exposé aux usurpations ; sauf l’usage des plumes et de l’encre, — on s’en sert aussi pour les exploits d’huissiers, — notre noble profession n’a rien de commun avec ce commerce ; il est légitime à coup sûr, si l’on y apporte de la probité et de la décence, mais il ressemble à la littérature autant qu’une boutique de jouets à une bibliothèque. Je n’entends point ici déclasser tel ou tel genre, réputé léger : un roman, une comédie, peuvent être plus utiles aux hommes qu’un traité de théodicée. Je m’élève uniquement contre le parti-pris de n’y mettre aucune intention morale. Heureusement, ceux-là même qui défendent cette hérésie sont les premiers à la trahir, quand ils ont du cœur et du talent.

Pour résumer nos idées sur ce que devrait être le réalisme, je cherche une formule générale qui exprime à la fois sa méthode et son pouvoir de création. Je n’en trouve qu’une ; elle est bien vieille ; mais je n’en sais pas une meilleure, plus scientifique et qui serre de plus près le secret de toute création : « Le Seigneur Dieu forma l’homme du limon de la terre. » — Voyez comme ce mot est juste et significatif, le limon ! Sans rien préjuger ni contredire dans le détail, il renferme tout ce que nous devinons des origines de la vie ; il montre ces premiers tressaillemens de la matière humide où s’est lentement formée et perfectionnée la série des organismes. La formation par le limon, c’est tout ce que peut connaître la science expérimentale, le champ où son pouvoir de découverte est indéfini ; on y peut étudier la misère de l’animal humain, tout ce qu’il y a en lui de grossier, de fatal et de pourri. — Oui, mais il y a autre chose que la science expérimentale ; le limon ne suffit pas à accomplir le mystère de la vie, il n’est pas tout notre moi ; ce grain de boue que nous sommes, qui nous est et nous sera de mieux en mieux connu, nous le sentons animé par un principe à jamais insaisissable pour nos instrumens d’étude. Il faut compléter la formule pour nous rendre raison de la dualité de notre être ; aussi le texte ajoute : — «… et il lui inspira un souffle de vie, et l’homme fut une âme vivante. » — Ce « souffle, » puisé à la source de la vie universelle, c’est l’esprit, l’élément certain et impénétrable qui nous meut, qui nous enveloppe, qui déconcerte toutes nos explications, et sans lequel elles seront toujours insuffisantes. Le limon, voilà l’ordre des connaissances positives, ce qu’on tient de l’univers dans un laboratoire, de l’homme dans une clinique ; on y peut aller très loin, mais tant qu’on ne fait pas intervenir le « souffle, » on ne crée pas une âme vivante, car la vie ne commence que là où nous cessons de comprendre.