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qui avaient cédé cette province à la France ; ils réclamaient l’Alsace ; ils réclamaient, par la même occasion, la Lorraine, les Trois-Evêchés, voire les pays de Bourgogne ; cliens très obséquieux de la France dans la prospérité, ses créanciers très âpres dans la mauvaise fortune, toujours prêts à tourner contre elle les forces qu’elle leur avait procurées. C’étaient leurs mœurs et leurs traditions, ils n’y avaient jamais manqué, et la diète présentait un spectacle que l’Europe considérait avec une parfaite indifférence.

L’Europe, — ou du moins les cours qui la menaient à cette époque et qui ont eu souvent la prétention de la mener dans la nôtre, la Prusse, la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, — n’avait qu’une préoccupation, dont le temps ne parait pas l’avoir guérie : les affaires d’Orient. Elles absorbaient, en ce printemps de 1791, toute l’attention des diplomates. L’Autriche et la Russie avaient fait un pacte pour démembrer l’empire ottoman. La guerre durait depuis plus de trois ans. Plusieurs des peuples de la monarchie autrichienne s’étaient mis en effervescence. La Suède avait attaqué la Russie et s’était fait battre. La Prusse attisait le feu, rassemblait des troupes et visait à dicter, pour son plus grand bénéfice, les conditions de la paix. Le ministère anglais la soutenait secrètement et la poussait. On se croyait à la veille d’une conflagration générale, lorsque, tout à coup, au moment où l’orage semblait près d’éclater, le vent changea et les nuages s’éloignèrent. L’empereur Léopold, qui était un sage, promit à ses peuples de Belgique et de Hongrie de leur rendre leurs libertés, et annonça aux Turcs qu’il ne leur prendrait rien s’ils voulaient traiter avec lui. Le parlement britannique se montra récalcitrant à la guerre. La Russie passait alors, dans la cité, pour l’alliée naturelle de l’Angleterre. « Qui a intérêt à arrêter la Russie ? déclara Fox. La France, l’Espagne peut-être, mais pas nous. » Pitt répondit « qu’avec ceux qui posaient ce principe, il refusait de discuter. » C’était le nouveau système de la politique anglaise : les contemporains refusèrent de l’admettre ; ils s’en tinrent à l’ancien, et toute la chambre des communes applaudit lorsque Burke s’écria, en dénonçant les Turcs au mépris du monde chrétien : « Qu’est-ce que ces êtres, pires que des sauvages, ont à faire avec l’Europe, sinon à semer la guerre, la destruction et la peste ? .. Toute puissance chrétienne est préférable à ces barbares destructeurs. Je ne suis pas d’avis de les protéger au détriment de la civilisation et du progrès de l’humanité. » Pitt se tint pour averti ; il décommanda ses arméniens, retira une note menaçante qu’il adressait à Pétersbourg, envoya lord Elgin auprès de l’empereur pour le décider à la paix et avertit les Prussiens que l’Angleterre les abandonnait. La déconvenue fut cruelle pour Frédéric-Guillaume ; il s’était cru l’arbitre de l’Europe, et il se voyait maintenant exposé aux coups de la Russie. Il n’avait qu’un