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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/370

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Car tu fus si privé de sens et de raison,
Et si persuadé de son contre-poison,
Que tu t’offris à lui pour faire ses épreuves,
Quoi qu’en notre quartier nous connussions les veuves
De six fameux bouffons crevés dans cet emploi.

Le tapissier, cependant, combattait ces escapades par tous les moyens en son pouvoir. L’usage était alors et persista jusqu’à la fin du XVIIIe siècle de compléter l’éducation des jeunes gens en leur faisant passer quelque temps chez un maître écrivain, qui leur apprenait « la perfection de l’écriture, » l’arithmétique, le change des monnaies et la tenue des livres[1]. Pour ceux qui se destinaient au commerce ou à la finance, rien n’était plus pratique ni plus utile. Donc, entre la sortie du collège de Clermont et la licence d’Orléans, ou plutôt après l’échec au barreau, Jean Poquelin remit son fils aux soins d’un maître de ce genre, George Pinel. Outre les connaissances spéciales qu’il en retirerait, le jeune homme, bridé par ce nouvel assujettissement, aurait moins de liberté pour courir de tréteaux en tréteaux. Non-seulement ce nouveau calcul ne réussit pas davantage que les précédens, mais il fut pour le tapissier la cause d’une cruelle mystification. Malgré la gravité de son état, malgré les liens de légitime mariage qui l’unissaient à dame Anne Pernay, maître Pinel semble avoir été une sorte de Scapin, qui finit par se concerter avec le Léandre qu’on lui confiait pour faire jouer à Jean Poquelin le rôle de Cassandre. Suivant une pratique qui n’est pas tout à fait perdue chez certains industriels de l’enseignement, il commença, le 25 juin 1641, par soutirer un emprunt de 172 livres au père de famille, qui n’osa pas refuser, voyant dans ce service rendu une garantie de bons soins et de surveillance. Les bons soins, à vrai dire, ne manquèrent pas à l’élève, car les deux seules pièces que nous ayons de la main de Molière et celles un peu plus nombreuses qu’il a signées, nous le montrent doué d’une fort belle écriture. Quant à la surveillance, elle ne fut pas des plus actives. Vers cette époque, en effet, commençait pour le fils Poquelin, avec les enfans de l’huissier Béjart, férus comme lui de la passion du théâtre, une liaison que la mort seule devait dénouer. Dès lors, le jeune homme était irrévocablement perdu pour sa famille.

Comme nous allons le voir, la confiance du père dans l’écrivain n’en fut pas ébranlée, mais, s’apercevant que la tenue des livres et la calligraphie étaient des contrepoids insuffisans aux instincts

  1. A. du Pradel, le Livre commode des adresses de Paris, 1692, édit. Ed. Fournier, t. I, p. 249 ; Adrien Delahante, une Famille de finances au XVIIIe siècle, 1881, II, 10 ; Albert Babeau, la Ville sous l’ancien régime, 1884, IC, 1.