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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/569

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de piété qu’on vient de voir pouvait ne pas être pure ; elle n’était pas froide. Le bon grain selon le ciel devait y germer. Sainte Thérèse avait quarante-cinq ans. Ses idées, longtemps troublées, s’éclaircissaient et se fixaient. Elle savait à présent ce qu’elle voulait faire. Dans son couvent, les sœurs commençaient à la croire folle ou, ce qui revenait au même en ce temps-là, possédée du démon. Le bruit de ce malheur s’était répandu dans Avila. Elle laissa dire, méditant son plan en silence et l’exécutant d’une manière qui aurait dû détromper Avila et l’Incarnation.


IV.

L’ordre du Carmel était venu de Palestine. Au XIIIe siècle, on le trouve répandu dans une grande partie de l’Europe. Il ne comprenait alors que des hommes ; quelques couvens de femmes, en Orient, lui étaient affiliés, mais il n’y avait point de carmélites proprement dites. La règle avait été rédigée aux environs de l’an 1200 par Albert, patriarche de Jérusalem. Elle était rigoureuse : un carme devait vivre en retraite, silence et oraison, en abstinence perpétuelle et jeûne presque continuel. Au XIVe siècle, la débâcle morale qui atteignit tous les ordres religieux emporta le Carmel avec le reste, et le père général fut chargé par ses moines de demander au pape d’adoucir la règle d’Albert. La « mitigation, » d’où resta aux carmes le nom de Mitigés, fut accordée par le pape Eugène IV, le 15 mars 1431. Elle abolissait l’abstinence perpétuelle, supprimait le grand jeûne, du là septembre à Pâques, la retraite et le silence. Ainsi soulagés, les carmes glissèrent doucement sur la pente qui menait tout droit à l’abbaye de Thélème. C’était le temps où Navagero, ambassadeur de Venise à Madrid, écrivait à propos de la chartreuse de Séville, riante et délicieuse : « Ces frères se trouvent ici à moitié chemin du paradis. »

Les carmélites furent fondées en 1442 par Jean Soreth, général du Carmel. Ce Jean Soreth, de race normande, que le peuple se montrait du doigt en l’appelant l’Éthiopien, ou le démon, à cause de son teint brûlé, a été le précurseur de sainte Thérèse. Il a essayé, un siècle avant elle, de ramener le Carmel à la règle primitive, allant sur sa mule de pays en pays, de couvent en couvent, rétablir la discipline et prêcher les austérités. Ses religieux le recevaient avec effroi, beaucoup d’entre eux avec haine. Il était trop tôt, et Jean Soreth eut le sort des réformateurs venus avant l’heure. Les carmes de Nantes l’empoisonnèrent dans une pêche. Après sa mort, presque toutes les maisons d’hommes retournèrent à la vie